Lensman a écrit :
Quand j'étais jeune (il y a longtemps, disons tout début 70), j'ai découvert un très beau fanzine consacré à la BD, "Phénix"… la beauté de planches reproduites en noir & blanc, de BDs que je connaissais déjà en couleur (je me rappelle notamment de "Bernard Prince", dessiné par Hermann)… le travail de "coloriste". Comment trouver l'osmose parfaite entre le dessinateur et le coloriste? Occupes-tu toi même les deux rôles, ou bien as-tu, ou as-tu eu un coloriste?
Et le rapport avec les imprimeurs? On est parfois frappé par des différences ahurissantes de tons de couleurs selon les rééditions (je dis ça en général, pas spécialement tes albums). As-tu de bons rapports avec les imprimeurs?
Oncle Joe
Phénix a été un des tous premiers fanzines, pas "de BD", mais d'étude sur la BD. Il a contribué à son passage à l'âge adulte.
L'exemple d'un Bernard Prince de l'époque est assez typique : la couleur, à l'époque, était gravement considérée comme accessoire - et très mal payée. Elle faisait partie de cette mentalité générale : la BD, c'est pour les enfants, alors il fait de la couleur, parce que les nenfants y zaiment la couleur. Partant de là, la peau était rose, le pantalon bleu, la chemise jaune, l'herbe verte, le ciel bleu… La couleur était encore souvent fabriquée en ben-day par employé de l'imprimeur (typique dans les comics US), l'auteur se contentant de poser des indications sur un calque ou au dos de sa planche. Ou bien un (ou plus souvent une) coloriste faisait la couleur sur "bleus" (un support séparé du noir, tiré en bleu ou en gris) - ça se fait encore. (Difficile d'imaginer Valérian sans les couleurs, sur bleus, d'Eveline Tran-Lé, soeur de Mézières).
Pour moi, ça a été le cas sur les Banlieues, l'Age d'Ombre et Arkadi jusqu'au tome 6. Là tout dépend du coloriste, de son talent, de son osmose, oui, avec le dessin. Je réponds encore "ça dépend", oui, bien sûr. Souvent (au début de cette pratique), le dessinateur filait la couleur à faire à sa femme (qui s'ennuyait à la maison). J'ironise, mais ça n'est pas forcément une mauvaise idée : les femmes sont souvent meilleures coloristes que les hommes. (Dire pourquoi demanderait sans doute une étude psycho-socio approfondie.) Et puis l'osmose de couple peut aider l'osmose artistique : quand on travaille dans la même pièce, on peut discuter de détails, s'engueuler, se jeter les pinceaux, etc. L'essentiel, pour une coloriste, c'est qu'elle pige le dessin, l'esprit, l'ambiance… qu'elle ait du goût, et qu'elle sache gérer pas mal de choses : la profondeur de champ comme les émotions.
Pour ma part, j'ai commencé Arkadi "sur bleus" moi-même. Puis, ma compagne Scarlett en ayant marre de faire des intérims de bureau, elle m'a piqué les pinceaux. Elle a dû commencer dès le tome 2 sur quelques pages, sous ma direction dictatoriale, puis a pris petit à petit plus d'initiative. On se partageait le boulot, quand même, soit qu'on se répartisse par séquence, soit que je la laisse faire tout bien propre et que je repasse derrière pour faire des ombres, des lumières, de la poussière, des tâches… Au tome 6 on a fait quelques essais dans Photoshop, puis elle s'y est mise à fond - pour d'autres auteurs - et m'y a initié (elle était plus à l'aise que moi avec l'informatique.)
Ensuite, j'ai fait Nocturnes, en couleurs directes + retouches ordi, et maintenant, c'est du tout ordi que je fais moi-même.
La couleur directe, c'est a priori de la couleur d'auteur : l'auteur peint lui même ses pages en même temps qu'il les dessine… Pour moi, avant Nocturnes, il y avait eu Arkhê et Laïlah, à l'encre et acryliques.
Entre-temps, il y a des aspects historiques : des années 70 à nos jours, la BD devenant plus adulte, les auteurs et le public sont devenus plus exigeants quant à la qualité artistique et la qualité technique (papier, reliure, impression). Entre-temps aussi, tous ces domaines ont fait de gros progrès, entre autre avec l'intrusion de l'informatique, encore elle. Progrès techniques en qualité et en rentabilité. Ca n'a peut-être l'air de rien, mais toute la chaîne est devenue plus légère : les planches ne voyagent plus, on ne tire plus de bleus, qui ne voyagent plus, on ne manie plus de films (un film pour chacune des 4 couleurs de la quadri pour chaque page d'un album… combien de kilos…? - qui ne voyagent plus), les fichiers informatiques se stockent en DVD, voyagent par des FTP. L'impression elle-même, chez Delcourt, est numérique. Ce qui signifie que c'est mon fichier lui même, celui que j'ai bossé sur mon écran et ma tablette, qui sert à imprimer le bouquin. Pas d'intermédiaires, donc pas de perte : mes derniers Arkadi, c'est du 99,9% qui se retrouve sur le papier.
On ne pouvait pas en dire autant au temps où les Humanos imprimaient en Espagne avec un imprimeur à la main lourde… (Mais il était aussi propriétaire ou actionnaire principal des Humanos, alors on pouvait rien dire !)