Lem a écrit :
Je ne vais pas plus loin et ma question finale n'en est pas vraiment une – plutôt un étonnement : comment réussis-tu à maintenir un quelconque discours théorique sur "l'engagement" ? Je ne parle pas de l'action muette, de l'indignation, du secours porté, du désir d'organiser qui s'imposent d'eux-mêmes, sans un mot. Je veux dire la rhétorique, la théorie, le discours – sachant que la moindre syllabe qui s'échappe de nos bouches et le moindre signe tracé sont déjà des marchandises ?
Amitiés,
Serge
Salut Serge ! Heureux que tu passes par là et me secoue la moelle !
Voilà une question forte, qui paraît même terrible — mais parce qu'on surestime de beaucoup la capacité de l'éponge et qu'on confond le système et les acteurs libres au sein de ce système, qui paraissent s'y soumettre mais singent la soumission. La horde, la zone, n'importe laquelle de tes nouvelles, de tes romans, de tes BD, de tes films, sont, en tant qu'objets commerciaux, des produits qui alimentent le système capitaliste, génère des ventes, de la marge, une plus-value, font tourner l'industrie du divertissement, etc.
Soit. Mais c'est aussi, plus simplement, plus directement, des convertisseurs d'énergie, des explosifs, parfois très doux, qui ouvrent des fragments de conscience, font battre des coeurs, suscitent des sensations, des parcours intérieurs, créent une mémoire chez le lecteur, secouent, ébrouent, élevent parfois. Et ça, ça se fait hors système, de tas de signes à cerveaux, intimement, hors de tout circuit commercial, et nous n'en percevons que le très faible écho dans les remerciements des gens, sur les forums comme celui-ci, dans les lettres qu'on reçoit. Et cette réalité là, brute, directe, qui est l'impact d'un texte sur un être humain qui lit, le système ne peut rien en faire, rien en récupérer d'autre que de l'argent, il en récupère son propre langage, ses propres signes qui sont des chiffres et une opportunité de plus-value.
Quand tu parles de Fight Club, c'est un excellent exemple : que Fight Club soit un blockbuster qui rapporte énormément à ses producteurs ne dit rien de ce que le public a retiré de ce film, de ce que ce film a apporté comme ferment de révolte, d'expérience limite, de vie brûlée dans la tête et les tripes d'une fraction non négligeable du public. Autrement dit, que le thème de la révolte soit hautement lucratif n'exclut pas que cette révolte, transmise comme un feu, une énergie directe au spectateur, ne produise pas des effets puissants plus tard, sur le système, contre ou à côté du système. Et parfois même des effets immédiats : j'ai des potes qui ont été poussé à faire des trucs de dingue par le film, grâce au film.
Le système CROIT tout digérer, de haut et au niveau macro, mais il ne digère et ne métabolise que la plus-value de l'acte marchand, pas la révolte même, livrée encapsulée dans l'œuvre. C'est pour ça que je peux tenir un discours sur l'engagement et y croire, sans me forcer. Ce qui m'inquète, par contre, c'est le passage de cette réception, de cette émotion/compréhension de la révolte à l'acte même, à la révolte même. On croit souvent subvertir et on ne fait que divertir, au final, très très souvent. Et pire encore : on soulage le désir de révolte par la fiction de la révolte, par le fantasme même de la révolte qu'on porte aussi en nous, tout autant que le lecteur, sans être plus actif que lui. Rares sont ceux qui transformeront l'énergie transmise en acte ou en énergie pour leur combat, pour un combat collectif. Mais j'ai heureusement des témoignages de militants qui s'appuient sur la zone du dehors, l'utilisent, s'en servent comme d'une arme et ça me pousse à continuer.
Autrement dit : oui, notre système, nos sociétés de contrôle, de gestion généralisée des existences sont un bulbe de glu, une éponge, qui absorbent et recyclent tout — tout ce qui est recyclable par un système d'échange, c'est-à-dire l'argent. Mais tout le reste, qui est la vie même, bruissante, battante, elle passe de livre à âmes et produit ses effets intimes qu'aucun système ne recyclera jamais. Et parmi ses effets, il y a la rage, la prise de conscience politique, le courage transmis, l'envie de se battre, l'ouverture entr'aperçue vers d'autres façons d'exister et d'être ensemble. Il y a tout simplement le goût salé d'une liberté qu'on voit se déployer dans un livre et qui nous pousse à trouver la nôtre. La littérature engagée, à mes yeux, ce n'est rien d'autre qu'un passage réussi (ou non) d'affects libres d'une énergie solitaire, celle du scribe, à une autre énergie solitaire, celle du lecteur. Sauf que les effets de mise en résonance peuvent être violents, viraux et collectifs, comme pour Fight Club, qui continue d'essaimer son vent libertaire et schizo. Sauf que Zola, Char, Marx, Sartre, Camus, Deleuze, Orwell et tellement d'autres nous ont prouvé que l'art engagé change le monde. Peut-on sérieusement dire que les dictatures omniprésentes et la société de contrôle aurait exactement le même visage si 1984 n'avait pas existé ? Ou que la France des années soixante à quatre-vingt aurait été la même sans Sartre, sans Camus ?