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Interview de Fabrice Colin (2006)
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Interview de Fabrice Colin (2006)

Actusf : Vous écrivez sur votre site : "Le 11 septembre n'a rien de spectaculaire. Les images le sont." Bilal lui a déclaré "Le paroxysme dans le spectaculaire ? Aucun artiste ne peut plus l'imaginer depuis la performance monstrueuse de Ben Laden." A partir du moment où il y a mise en scène n'y a-t-il pas spectacle ?
Fabrice Colin : C’est une question très délicate. Certains sont allés jusqu’à parler d’art : on peut tout aussi bien commencer par ça. Mon point de vue, c’est que, pour le type qui classe tranquillement ses dossiers dans son bureau du 95e étage de la tour nord à 8h46 et voit fondre sur lui un Boeing 767, les exactions d’Al Quaeda n’ont pas grand-chose à voir avec une performance artistique. Pour Mohamed Atta non plus, d’ailleurs. J’ai relu un certain nombre de fois le texte que le FBI affirme avoir retrouvé sur les lieux des drames du 11 septembre : alors certes, s’il existe une poésie, monstrueuse, délabrée, c’est là-dedans qu’elle se trouve : « sache que les jardins du paradis t’attendent dans toute leur beauté, » etc. Cependant, il ne s’agit pas d’art – au sens où l’éveil censé se produire chez le spectateur n’est naturellement pas lié au simple plaisir esthétique. Maintenant, le spectacle, oui, c’est évident : aucun de nous ne peut nier qu’il n’a été saisi par la puissance des images : dégagées de leur sens, elles sont particulièrement réussies. Le ciel est bleu, les tours sont parfaites, puissantes, arrogantes, les boules de feu emplissent le ciel. Puis cette fumée, noire. Les symboles sont là. Il est absolument certain que les attentats du WTC n’auraient pas eu les mêmes conséquences sans la télévision : ce sont les médias qui ont fait de cet événement le plus important du 21e siècle à ce jour. On peut déplorer que les victimes du Darfour ou, plus récemment, celles des inondations en Corée du nord, n’aient pas bénéficié du même traitement que celles du 11 septembre, mais il faut nous y faire : nous sommes entrés dans l’ère de la représentation. Ce qui importe est ce qui est vu. Ce qui importe est l’histoire. C’est pourquoi, sans doute, il est si difficile de s’emparer du 11 septembre en fiction. La redondance menace.

Actusf : Est-ce que le 11 septembre a eu une répercussion sur la fiction ?
Fabrice Colin : Franchement, je ne crois pas. Certains écrivains américains (Don De Lillo et Bret Easton Ellis, pour ne citer qu’eux) avaient déjà senti venir la chose. Houellebecq aussi. Ça n’a rien de surnaturel : quand on réfléchit cinq minutes à la problématique Islam / capitalisme, et c’est tout de même le rôle des écrivains de réfléchir, on peut imaginer toutes sortes de scénarios à un moment donné. La potentialité du 11 septembre est intégrée dans la fiction per se : pas exactement en ces termes bien sûr, mais qu’est-ce que ça change ? Pendant quelques mois, je me rappelle que certains se sont arrêtés : « à quoi bon continuer après ça ? » Mais il y a toujours de bonnes et de mauvaises raisons pour continuer à écrire. On l’a fait après Auschwitz : qui pensait sérieusement qu’on n’allait pas le faire après ces attentats ? Je crois que le 11 septembre a eu bien plus d’impact sur notre paysage culturel. Nous avons définitivement intégré l’idée que nous n’étions en sécurité nulle part, et que nous ne le serions jamais. Espérer le contraire était une anomalie passagère.

Actusf : Comment avez-vous travaillé avec Laurent Cilluffo ? Est-ce que sa ligne très claire minimaliste a eu une incidence sur votre façon d'écrire le scénario ?
Fabrice Colin : Je connaissais le dessin de Laurent. Je l’ai vu la première fois dans un numéro de Libération consacré au 11 septembre, justement. Sa retenue m’a intensément séduit. C’est un dessin très cérébral, précis, qui réclame de l’attention – mais un dessin empli d’humanité. Je connais peu de gens capables de faire passer autant d’émotion avec des effets si réduits. Chez Laurent, le spectaculaire en tant que tel est banni. Je ne comptais pas m’engager dans cette voie de toute façon.

Actusf : Stanley alterne le je et le nous, cela reflète-t-il une volonté de partager son drame de se sentir moins isolé ou au contraire une façon de ne pas s'impliquer totalement dans son épreuve ?
Fabrice Colin : La première chose que j’ai faite quand j’ai vu les images à la télé, c’est d’appeler des gens. Je ne voulais pas être seul à supporter ça. Et puis après, on pense à soi. Et de nouveau aux autres. Suis-je américain, d’une certaine façon ? Bien sûr que oui. Bien sûr que non. J’ai besoin des autres. Les autres ne peuvent rien pour moi. Vous avez raison deux fois.

Actusf : Que faisiez vous le 11 septembre 2001 ? Comment avez-vous appris les attentats ?
Fabrice Colin : J’ai vu les images environ quatre ou cinq heures après l’impact. J’étais en voyage de noces à l’Ile Maurice, et ma femme et moi faisions le tour de l’île. Quand nous sommes rentrés, le soir, l’hôtel était très calme. Personne au restaurant. Nous avons allumé la télé et nous sommes restés assis un long moment, tétanisés. Puis nous sommes allés dîner. Toujours personne. Un type chantait No woman, no cry et répétait sans cesse la même phrase : Everything’s gonna be all right. Nous nous sentions très seuls, et étrangement en sécurité, hors du monde.

Actusf : Comment pensez-vous que cet album soit reçu aux Etats-Unis ?
Fabrice Colin : Il faudrait déjà qu’il soit traduit. Il me semble que des gens y travaillent. Je ne sais pas. Les Américains aiment bien ce que nous faisons en BD – Satrapi, Blain, etc. mais là… C’est une question de mentalité, comment s’approprier ça, comment laisser les autres s’approprier ça. Laurent a vécu à New York. Je pense / j’espère qu’ils le sentiront.

Actusf : Quels sont vos projets ?
Fabrice Colin : Un Mango / Autres Mondes : Memory Park, en février. Un roman chez Albin Michel / Wiz, je n’ai pas encore le titre, mais ce devrait être énorme : dans les 900 000 signes. Un roman adultes au Diable Vauvert : Paysage avec vautours. Le reste n’est pas encore vraiment fini, dont je ne dis rien, mais il y aura autre chose en 2007, on peut en être sûr.

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