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L’expresso de l’Oncle Joe - 23
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L’expresso de l’Oncle Joe - 23

Le 4 janvier 1954, Lurton Blassingame reçoit un lettre (*) de John W. Campbell, jr. Campbell, comme on sait, est le directeur de la revue « Astounding Science-Fiction ». Comme on le sait moins, en tout cas sous nos climats, Lurton Blassingame est un agent littéraire : à cette époque, il représente notamment Robert A. Heinlein.  Il s’agit d’une lettre de refus concernant « High-Opp », le tapuscrit d’un certain Frank Herbert, que l’agent avait envoyé à Campbell.
 
Le refus  est argumenté, de manière remarquable. Campbell ne pointe pas de défauts d’écriture : il s’en tient à une critique que l’on pourrait qualifier d’idéologique (il n’aurait sans doute pas aimé la voir qualifier ainsi…). Aux yeux de Campbell, les principaux « méchants » mis en scène dans le roman —  les personnages de Coor et Addington — ne sont pas assez « idéalistes » : ce ne sont que de petits sadiques, des malfaisants sans convictions. D’après le directeur d’ « Astounding », le système tyrannique dont ils sont prétendument les piliers ne peut pas avoir perduré « plusieurs générations » : « il n’ y croit pas ». Pour l’éditeur d’A.E. van Vogt, un tel système ne pourrait être tenu que par des « idéalistes ». Des idéalistes fourvoyés, sans doute, mais des idéalistes (Hitler et Torquemada, par exemple, sont des idéalistes, dit Campbell, mais pas Néron, ni Caligula. Auguste, oui :  son empire a duré).
Ce motif de refus rappelle à quel point, pour Campbell, la science-fiction devait être, avant tout chose, une « littérature d’idées ».
Campbell était tout le contraire d’un imbécile, et il ne passa pas à côté de Frank Herbert, puisqu’en 1955, l’année suivante, il prendra pour «Astounding » le roman de guerre future « Under Pressure » (« Le dragon sous la mer »)  et surtout, la première version de « Dune », publiée en feuilleton dans « Analog » — le nouveau nom d’ « Astounding » — de décembre 1963  à  février 1964. On sait le temps qu’il fallu à ce chef-d’œuvre pour atteindre les sommets où il se trouve aujourd’hui, et il revient à John W. Campbell Jr de lui avoir mis le pied sur la première marche. Ce n’est pas rien.
 
De quoi s’agit-il, dans « High-Opp » ? D’une société future, dont on comprend qu’elle s’est instaurée après une révolution, et basée sur le « standard » : « Puisse la Majorité toujours gouverner » est son slogan, et à cet effet, fonctionne tout un système de « sondages » permanents où l’on demande leur avis aux citoyens. Ceux-ci doivent en retour se soumettre immédiatement à la volonté de la « Majorité » et accepter sans discuter leurs affections, sous peine de graves désagréments… À tout moment, on peut se retrouver « high-oppé », c’est-à-dire accéder à un statut supérieur, ou « low-oppé », c’est-à-dire dégradé. C’est cette mésaventure qui arrive au héros, Daniel Movius, personnage haut placé qui, contre toute attente et suite à l’élimination de son département, jugé « surnuméraire » par un sondage, va descendre l’échelle sociale et retrouver les bas quartiers qu’il pensait avoir quitté pour toujours. Pire, il s’aperçoit  — rapidement, heureusement pour lui !  — qu’il est devenu un pion dans un combat sans merci pour le pouvoir que se livrent les Bureaux : Bur-Trans, Bur-Cont, Bur-Opp, Bur-Plan… Sa dégradation ne doit rien à la prétendue toute-puissante « Opinion », mais tout aux manigances de personnages aux desseins mystérieux, comme le psychologue O’Brien, ou l’énigmatique historien et sémanticien London, qui n’hésite pas à utiliser Grace, sa propre fille, pour ses opérations de manipulation.
Sémanticien… voilà un terme qui évoque immédiatement « The World of Null-A » d’A. E. van Vogt, dont la première version a été publiée dès 1945 en feuilleton dans « Astounding ».
 
En 1948, paraissait chez le prestigieux éditeur Simon & Schuster la version remaniée de ce roman (traduit par Boris Vian au Rayon Fantastique en 1953 sous le titre « Le Monde des non-A »). On peut se demander si l’influence évidente du récit van-vogtien sur « High-Opp » — le motif du personnage du pion qui devient à son tour joueur, mais ce n’est pas le seul point — ne serait pas pour quelque chose dans le refus de Campbell… On répondra que chez Herbert, la sémantique est utilisée comme un moyen (assez vil)  de manipuler et de tromper les masses, alors que dans la vision van-vogtienne,  à la fois utopiste et dynamique, la « sémantique générale » est, tout au contraire, présentée comme un formidable moyen d’émancipation. Raison de plus : j’aurais tendance à penser que Campbell, en bon individualiste, préférait l’optimisme de van Vogt — les hommes compétents, dotés de leur libre arbitre et guidés par la raison, peuvent lutter contre la dictature, s’associer et instaurer la société de leur choix — au fatalisme — le terme est sans doute mal choisi, il faudrait y réfléchir — de Frank Herbert, que l’on devine : la société obéit à des lois, comme un organisme vivant, et doit être nécessairement dirigée par des homme naturellement — biologiquement, serait-on tenté d’écrire — prédisposés pour cela. C’est bien ce qui se passe dans « High-Opp » : Movius s’avère l’homme « providentiel », celui que l’on attendait et qui devait surgir au moment de la « crise ». (On se souvient alors du personnage du « Mulet » dans la série « Fondation » d’Isaac Asimov, autre poulain de Campbell : mais justement, le « Mulet » est une exception…). Frank Herbert fait même brièvement référence à un certain « inconscient collectif », dont la mention mériterait des développements dépassant le cadre de cette rapide recension.
Je ne dirai pas ici  à quel statut accède Daniel Movius à la fin du roman, mais même si le personnage fait mine de ne pas le prendre trop  au sérieux,  l’anecdote donnera à réfléchir à tout admirateur de l’œuvre de Frank Herbert…
 
Un point anecdotique : en lisant « High-Opp », essayez de vous demander tout simplement comment sont vêtus les personnages… point anecdotique, mais intéressant : on se situe dans l’une de ces sociétés « mondiales », uniformisées, qu’affectionnait la science-fiction du temps. On ne peut pas dire que Frank Herbert se montre très explicite. M’est revenu à l’esprit, en me posant cette question, une série des très belles compositions de l’illustrateur Abner Dean, publiées en 1949 dans « Life Magazine » pour illustrer… « 1984 », de George Orwell ! George Orwell, cité d’entré de jeu par Campbell dans sa lettre de refus.
 
On l’aura compris : s’il ne s'agit pas d'un chef-d'œuvre oublié, « High-Opp » n’en reste pas moins un jalon absolument passionnant,  typique d’une époque charnière de la science-fiction qui a vu se cristalliser bien des motifs sur lesquels elle fonctionne encore largement aujourd’hui, plus au moins consciemment. On s’inclinera devant l’habileté du traducteur qui a su rendre la nervosité de l’écriture herbertienne et trouver d’heureux équivalents français — « par Ipsos ! «  — à des expressions inventées pour parler avant tout au public américain du début des années cinquante du siècle dernier : un autre monde… Le caractère un peu « brut de décoffrage » du roman permet de mieux en percevoir les structures, et les mécanismes de contrôle de la société paranoïaque et manipulatrice y apparaissent avec une inquiétante netteté, comme dans cette savoureuse scène de sabotages de sondages, par exemple :    
« Le travail avait cessé dans la pièce. Les gens s’étaient rassemblés devant la téléimprimante. Les quatre hommes attablés prirent leurs blocs de papier. C’était maintenant eux les vedettes du spectacle.
Movius arracha le ruban de papier.
— Ils s’attaquent d’abord au Bur-Trans. (Il lit le message à voix haute :)  « Seriez-vous favorable à une réduction du nombre de fonctionnaires grâce à la fusion du Bureau des Transports et du Bureau de Contrôle sous la direction du Bureau de Contrôle ? »
Le griffonneur prit son stylo.
— J’espère qu’elles seront toutes aussi faciles, dit-il. Que pensez vous de ça ? (Il commença à écrire.) « Seriez-vous favorable à une augmentation des POUVOIRS POLICIERS du Bureau de Contrôle en le fusionnant avec le Bureau des Transports ? »
Ses trois collègues acquiescèrent.
— Ça me paraît très bien, dit O’Brien. »
 
Décidément, Campbell n’a pas eu de nez, ce jour là : il aurait vraiment dû prendre « High-Opp »…
 
Joseph Altairac
 
 
(*) Gérard Klein s’ interroge dans son éclairante postface sur la date de rédaction de « High-Opp », qu’il place entre 1955 et 1960. J’ai eu pour ma part la chance d’accéder à ce très beau document par l’intermédiaire de l’érudit Joseph  Vintimille T. Askaris, redoutable et redouté gardien du temple de l’œuvre herbertienne. La date de rédaction de « High-Opp » se situe donc probablement en 1953.
 

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