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La boussole du capitaine - mars 2015
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La boussole du capitaine - mars 2015

Au printemps dernier, les éditions Mnémos m’avaient demandé de leur écrire une préface pour un fort recueil de George Alec Effinger qu’ils préparaient. J’ai donc relu les romans concernés, cogité… et rien rendu, faute d’avoir trouvé l’inspiration, l’angle d’attaque, qui m’aurait permis d’aligner alors plus que quelques mots convenus. Le sujet m’a cependant encore poursuivi, comme un léger remords, jusqu’à ce que je tombe récemment, dans une librairie bordelaise, sur le terme de « génération perdue ».
Non pas la « génération perdue » américaine, ces auteurs exilés à Paris pour faire la fête, Fitzgerald, Hemingway et consort, non, dans le sens bordelais ce qualificatif recouvre quelques jeunes auteurs qui, dans l’ombre immense de François Mauriac, commençaient à affûter leur plume au moment où la Première Guerre mondiale va en faucher la plupart : Jean de La Ville de Mirmont, Jacques Rivière, André Lafon et la survivante, l’admirable Jean Balde. Une génération de promesses non réalisées. Et cette étiquette un peu dramatique de « génération perdue » m’a remis en mémoire une entrée que j’avais écrite, il y a déjà longtemps, pour une encyclopédie qui ne vit jamais le jour. J’y qualifiais ainsi et à mon tour toute une mouvance d’auteurs de science-fiction, les amis de Geo Alec Effinger et de James Patrick Kelly.
En 1993, le critique John Clute écrivait de ce dernier : « Il se trouve à l’extrême-bord de la reconnaissance en tant qu’écrivain majeur ». Un jugement flatteur sonnant tel une malédiction qui, loin de ne concerner que Kelly, sembla frapper un certain nombre d’auteurs étasuniens ayant tous débuté au tournant des années 1970.
Un examen de la carrière et des affinités de ces auteurs (ayant souvent écrit en collaboration) révèle que des contraintes de contexte expliquent les déboires de toute une génération d’auteurs, génération que l’on pourra qualifier donc de « perdue » — bien que cette expression ait également été revendiquée fut un temps par Roland C. Wagner pour les auteurs français révélés dans les dernières années d’existence de la collection « Anticipation » du Fleuve Noir (Claude Ecken, Michel Honaker, Richard Canal, Jean-Marc Ligny, Jean-Claude Dunyach, Serge Lehman, Laurent Genfort, Ayerdhal et Wagner lui-même, bien sûr), et que l’on pourrait tout aussi bien l’appliquer à la première vague post-cyber des années 1993-94 (Melissa Scott, Michaella Roessner, Mary Rosenblum, Jane Fancher), qui échoua elle aussi à s’imposer pour des raisons contextuelles. Concernant Kelly et ses contemporains, il faut se souvenir que la charnière entre les décennies 70 et 80 du siècle dernier correspond aux États-Unis à l’échec commercial de la spéculative fiction puis à l’émergence concurrente de deux mouvements commercialement fructueux, ceux que l’on a nommé les « néo-classiques » (Benford, Brin, Card, McIntyre, Vinge, Varley, etc.) et ceux qui se nommèrent les « cyberpunks ».
Excellents techniciens, tous enfants des ateliers d’écriture, les néo-classiques avaient moins un style qui leur soit propre qu’un savoir-faire technique, lisse et clinquant à l’image de la musique de leur époque. Face à ces jeunes gens propres sur eux, les plumes véritablement originales, les auteurs turbulents et francs-tireurs, connurent des difficultés à se faire accepter par un marché subissant une forte pression normative commerciale. George Alec Effinger, James Patrick Kelly, Jack Dann, Gardner Dozois, John Kessel, Lewis Shiner, Carter Sholz, Steven Utley et Howard Waldrop sont de ces écrivains qui, pour n’être pas entré dans le moule du néo-classicisme et n’avoir que peu rejoint le mouvement cyberpunk, préférant explorer des préoccupations personnelles en prolongement de la spéculative fiction, se condamnèrent à la marginalité. Le nombre de leurs œuvres est en quantité inverse de leur qualité : fécondes mais peu commerciales, elles ont la beauté de la rareté. Découvrir La Grande hurle de Dann (chez Denoël), Plus morts que morts-vivants de Dann & Dozois (chez Baleine), Posion bleu de Dozois & Effinger (chez Denoël), L’Étrangère de Dozois (chez Denoël), Death in Florence d’Effinger (1978), Regarde le soleil et Fournaise de Kelly (traduits aux Moutons électriques et disponibles en Folio-SF), Freedom Beach de Kelly et Kessel, Bonnes nouvelles de l’espace de Kessel (chez J’ai Lu), En des cités désertes et Fugues de Shiner (chez Denoël), Palimpsests de Scholz, le cycle paléozoïque d’Utley (en partie traduit dans le livre-revue Fiction) ou les folles nouvelles de Waldrop, permet d’ouvrir des portes fictionnelles originales et d’obtenir une image de la science-fiction américaine récente moins simpliste et idéologiquement lisse que celle que l’on veut bien nous brosser d’ordinaire.
De même que Kelly s’approcha un temps du cyberpunk, c’est ce mouvement (et même « Le Mouvement », annonçait alors Bruce Sterling avec l’arrogance de la jeunesse) dans le sillage duquel s’inscrivit Effinger pour atteindre à son unique succès.
En 1981, le critique français Pascal J. Thomas écrivait, dans une somme qui fit référence, La Nouvelle science-Fiction américaine , que : « Même lorsqu’il ne s’agit pas de sa production purement alimentaire […], les romans d’Effinger déçoivent par rapport à ses nouvelles, qui s’écartent souvent de la SF proprement dite pour jeter un regard délicieusement absurde sur notre monde quotidien. »
Sans doute le critique n’avait-il pas lu un roman d’Effinger de 1978, Death in Florence, pourtant réédité en 1980 (sous le nouveau titre d’Utopia 3). Dans cette étrange fiction vaguement absurdiste, fort peu classable (à moins de faire usage anachroniquement de l’étiquette de « post-exotisme » qu’Antoine Volodine forgea plus tard pour lui-même), Utopia 3, c’est le centre de l’Europe déserté. Après une vague formation, plutôt du genre boy-scout, les candidats sont lâchés dans cette Europe vide, libre à eux de faire ce qu’ils veulent. Le but : instaurer en eux, et par conséquent dans Utopia 3, le règne de la bonté et de l'amour. Au gré de leurs pérégrinations souvent mélancoliques et généralement hagardes, chacun se choisit une ville selon son cœur: Florence/Firenze pour Eileen, Venise pour Bo et l’Arab kid, Prague pour Norman. Lentement, chacun s’installe dans cette vie étrange, tandis que des messages peuvent se lire de plus en plus souvent sur les murs ou les statues des villes choisies par nos "héros": messages alarmistes signés Sandor Courane (qui accuse le Dr. Waters de vouloir se tailler en Europe un empire fasciste, à la faveur du rachat progressif des "options" des utopiates déjà logés sur place) et propagande signée par le Dr. Bertram Waters (qui cherche effectivement à acheter ces options, pour le bien de tous évidemment) . Ce paysage d’Europe déserte dépeint par Effinger s’impose comme un fantasme, les trois protagonistes se mouvant essentiellement comme des archétypes (le nom de Sandor Courane lui-même est celui d’un archétype humain souvent utilisé par l’auteur dans ses différentes œuvres), et finalement la défaite de Waters, qu’on nous présente comme la mort à Florence d’un idéal gauchi, demeure ambiguë. Entre « utopie intime » (réalisation personnelle) et « utopie sociale » (à l’échelle de tout l’Occident), les réflexions d’Effinger au sujet de la tentation utopique demeurent métaphoriques — pourtant le tout s’avère extrêmement séduisant, souvent teinté d’un humour tordu (la présence de l’Arab kid, des détails incongrus de l’intrigue, les intermèdes entre les chapitres où l’auteur interpelle le lecteur comme si l'on se trouvait face à une sorte de documentaire), parfois un peu inquiétant (les test incompréhensibles, le personnel à la fois apathique et agressif de la loge et des relais d’Utopia 3). L’impression dominante étant qu’il y a plus de choses sous la surface de ce récit qu’on ne saurait en saisir au premier regard.
Mais cyberpunk disais-je : George Alec Effinger rejoignit ce courant lors de la décennie suivante, en 1987, avec un mélange original de roman noir et de futur proche orientalisant. Gravité à la manque (When Gravity Fails) introduisait la figure faussement blasée d’un privé « hardboiled » mais connecté, Marîd Audran, dont l’environnement est un quartier clos d’une mégalopole du Moyen-Orient, le Boudayin. Un futur cyber qui a rattrapé l’univers oriental dans un impressionnant mélange des cultures, les sourates et les transsexuels, la mafia et les souks, les plats de dates et les stars virtuelles du porno, tout cela est brassé sous l’haleine chaude du soleil, et Marîd Audran court, enquête, reçoit des coups et en donne, sorte de Philip Marlowe en fez. À la fin du siècle dernier, un tel décor avait tout pour s’imposer comme original, mais il n’était que cela : relu aujourd’hui, il montre que, comme tous les plus grands auteurs de fiction spéculative, Effinger, lucide et bien informé, avait quelque chose d’un visionnaire. Relire sa trilogie, maintenant, c’est penser à la Turquie, à la Syrie, à tout notre Moyen-Orient déchiré — le cyber en plus, et encore.
Car Effinger, bien que déjà malade, livra encore deux excellents romans (Privé de désert et Le Talion du Cheikh — de mauvais jeux de mots du traducteur, auquel je préfère les titres originaux, A Fire in the Sun et The Exile Kiss), toujours drôles, grinçants et rapides ; et, en excellent nouvelliste qu’il avait toujours été, une longue série de nouvelles sur son héros favori, dont l’une rafla les prix Hugo et Nebula. Des nouvelles restées pour la plupart inédites en français, et que les éditions Mnémos proposent dans une belle intégrale comme ils en ont le secret : Les Nuits du Boudayin. Faut-il ajouter que je la recommande ? Il fait bon lire et relire une science-fiction aussi brillante.
 
 

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