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Les conseils de Claude Ecken - Les ressorts de la documentation
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Les conseils de Claude Ecken - Les ressorts de la documentation

REBONDISSEMENTS 2 : LES RESSORTS DE LA DOCUMENTATION
 
 
Par définition, les rebondissements nécessitent qu'on y revienne. 
 
Le précédent chapitre s'achevait sur un suspense intolérable : comment la documentation, à la rigueur asséchante, pourrait-elle contribuer à la fluidité de l'intrigue en proposant des rebondissements intéressants ? 
 
Les solutions préconisaient de fouiller dans les à-côtés du récit : le passé des personnages avec son lot de blessures anciennes et de secrets enfouis, les objets et la configuration des lieux permettant de retarder ou de contrecarrer le déroulement attendu de l'action.
 
On mesure cependant ce que ces dernières propositions peuvent avoir d'artificiel ; quelques pistes avaient d'ailleurs été suggérées pour éviter les poncifs et lier davantage ces ressorts à l'intrigue. Les résurgences du passé ressortissent aussi du procédé quand les liens avec l'intrigue sont cousus de fil blanc ou tressés de façon trop évidente. Ras-le-bol de l'accident traumatisant qui a écarté le héros de son champ de compétence où il était, justement, le meilleur ! La ficelle reste utilisable, à condition de ne pas l'amener de façon aussi systématique. Ni d'établir de relations aussi évidentes qu'un accident du travail poussant au départ.  
La documentation permet justement d'éviter cela : puiser dans les détails techniques ou historiques est moins artificiel que le recours à un passé fabriqué, parfois sans rapport avec ce qu'est devenu le personnage, ou celui à des impondérables tellement classiques que le personnage passe pour un crétin en s'étant montré si imprévoyant. L'exactitude est la garantie de la pertinence des éléments importés dans le récit : ceux-ci n'ont pas été inventés pour les besoins du scénario. 
 
Puisque les vertus de la documentation ont été précédemment commentées, voyons en quoi celle-ci sauve l'auteur dont le scénario manque de souffle. 
 
LES ASSISES DE LA VÉRITÉ
 
Scientifique, elle relativise la magie de la technique. Entrer dans le détail donne un aperçu des contraintes physiques avec lesquelles composer : les dangers vont croissant, les relations entre les personnages sont compliquées d'autant par des protocoles d'utilisation, des réalités physiologiques et des conséquences inédites dans les cas où l'auteur a pris les voyages spatiaux pour une forme de transport urbain à l'échelle 3D, avec les mêmes embouteillages autoroutiers et les mêmes problèmes mécaniques qu'une Peugeot retapée à la casse du coin. 
 
Certes, on a trouvé dans la littérature des vaisseaux rutilants tout neufs et le mécano de l'espace entretenant seul sa Rossinante à boulons et à propulsion à plasma, mais il en va de ces fantaisies comme du boulet de canon de Jules Verne, elles s'effacent avec l'accroissement des connaissances, quand l'auteur ne peut plus les ignorer ni le public pardonner son ignorance. 
 
Dans une BD pourtant datée de 2006, une personne à bord d'une fusée tentant d'échapper à ses poursuivants s'exclame : « On ne va pas pouvoir maintenir cette vitesse bien longtemps : le niveau d'énergie est au plus bas. » C'est ignorer que dans le vide aucun frottement ne ralentit un objet. Les moteurs sont coupés dès que la vitesse de croisière est atteinte et ne servent qu'aux corrections de trajectoire et à l'atterrissage. Si cette scène servait à injecter du suspense, on aurait pu broder une séquence dramatique autrement plus intéressante en restant en accord avec les lois de la physique. Par exemple, une réserve limitée de carburant aurait pu imposer un choix cornélien à l'équipage : sachant qu'il faut une quantité équivalente de carburant pour freiner, accélérer pour semer les poursuivants en nécessite davantage pour s'arrêter, alors même qu'on s'apprête à puiser dans la réserve. Les fuyards risquent de se perdre dans l'espace, ce qui crée un suspense bien plus angoissant que le fameux coup de la panne. 
 
La Guerre éternelle de Joe Haldeman exploite de même une conséquence intéressante des vitesses supérieures à celle de la lumière, à savoir un écoulement différent du temps  : des soldats s'étant illustrés sur des champs de bataille distants de plusieurs siècles se retrouvent à la même époque, l'un demandant à l'autre l'issue d'un combat censé se terminer un, siècle après son intervention. Le fait qu'un voyageur quitte à jamais sa famille, ses amis, jusqu'à la société qui fut la sienne est un matériau dramatique plus riche que l'usage immodéré (et faux) du trou de ver pour se rendre dans la galaxie voisine et revenir à l'heure du souper.
 
Historique, la documentation permet aussi de caser des rebondissements utiles. Assurez-vous déjà qu'un événement à grande échelle, mais négligé à l'échelle de l'Histoire officielle, n'a pas eu lieu, lequel modifie perceptiblement les actions des protagonistes. Comme le signale Michel Pagel dans son témoignage sur la documentation pour Le Roi d'Août, « il est nécessaire de rester aussi fidèle que possible à l’Histoire, l’authenticité de tout ce qui est vérifiable apportant enquelque sorte sa caution à la pure fantaisie de ce qui ne l’est pas. » (Roman historico-fantastique : Les Pièges de la documention, disponible ici : http://revel.unice.fr/cycnos/index.html?id=484, ou en complément du Casino perdu chez Les Moutons électriques : allez y voir, il livre d'autres réflexions autour de l'élaboration de la fiction en lien avec la documentation). 
 
La preuve que les mollesses d'un scénario proviennent souvent d'une absence de dramatisation du scénario est brillamment apportée par Carl Sagan, dans son roman, le seul qu'il ait d'ailleurs écrit, Contact. Il prend pour postulat le fait que les extraterrestres ont appris la présence d'une vie évoluée sur la Terre à partir du moment où l'humain a communiqué au moyen d'ondes radio. Carl Sagan a imaginé trois étapes : la réception d'un signal avec une période arithmétique établissant clairement sa nature "intelligente" (l'équivalent cosmologique de : ceci n'est pas un spam), un renvoi des messages reçus (Bien reçu, à vous les studios !), une proposition de rendez-vous et plus si affinités (veuillez trouver ci-joint les instructions de montage du véhicule spatial incluant le plan d'accès à partir de la bouche de trou de ver la plus proche). Chaque étape comprend une énigme ou une surprise de taille qui se résout de façon théâtrale. Par exemple, on se serait attendu, après décodage du signal, à lire un message en terrien standard intelligible, engageant de nouvelles relations confraternelles avec les peuples de l'espace : « Félicitations, votre civilisation a réussi à survivre à toutes vos erreurs jusque-là ! Venez expliquer comment vous avez fait en vous rendant sur la cinquième planète du 3546e objet du catalogue de Messier et gagnez un véhicule interstellaire ! »  Moi, en tout cas, j'aurais procédé comme ça. Ça a de la gueule et, au prix de la communication spatiale, ça a le mérite d'être bref. Mais Sagan a préféré distiller un suspense plus prenant et aussi plus logique : il se dit que l'expéditeur du message n'envoie pas un message au hasard, tel l'internaute débutant réalisant qu'il peut correspondre avec n'importe qui sur la planète et qui se lance dans la collection effrénée d'amis sur Facebook. En toute logique, le correspondant a vu qu'il y avait de la lumière sur Terre. Rien d'étonnant à première vue. À moins de se renseigner sur la teneur des premières images jamais lancées à travers les ondes. Bon sang, mais c'est bien sûr ! La première émission télévisée fut la retransmission des Jeux olympiques de Berlin ! L'effet dramatique est garanti quand les chercheurs, au terme de longues heures de calcul, contemplent sur écran géant une croix gammée adressée par les extraterrestres à la terre. Voilà qui est autrement plus saisissant à la lecture, sauf si on a vu le film avant !
 
LE DÉCOR QUI INTRIGUE 
 
Vous ne savez comment pimenter la situation ni retarder l'action ? Renseignez-vous donc davantage sur les propriétés de la faune et de la flore locales, sur les coutumes des pays traversés, les conséquences d'une technique quelconque utilisée dans un milieu extrême. Peut-être pourriez-vous tirer avantage du jour férié qui n'avait pas été pris en compte lors de l'élaboration du scénario, ou du fait que la géolocalisation par GPS sous l'eau dépend d'une balise en surface et de la profondeur où se trouve le plongeur, et que le moteur d'un véhicule risque de caler s'il n'est pas adapté à la densité de l'air en haute altitude, insuffisante pour assurer la carburation : un détail à prendre en compte pour dramatiser une scène où l'urgence dicte sa loi. Les maîtres de la littérature populaire n'ont jamais procédé autrement : les rebondissements et coups de théâtre tirés de particularités physiques, environnementales ou historiques, ont un impact supérieur à ceux relevant de la partie imaginaire de l'histoire, découlant de l'interaction entre personnages et faisant intervenir des hasards monstrueux. 
 
Qu'on se souvienne du rebondissement final du Tour du monde en 80 jours de Jules Verne : Phileas Fogg croit avoir perdu son pari lorsqu'il réalise qu'il a voyagé dans le sens contraire des fuseaux horaires, de sorte qu'il a gagné les 24 h nécessaires. Les interprétations erronées que corrige un surcroît de culture sont préférables aux rebondissements fortuits procurés par l'action. Le succès de McGyver qui se tire des ennuis avec une astuce confondante réside d'abord dans ses connaissances scientifiques. 
 
Mais il s'agit là, comme pour Rahan, d'une astuce narrative érigée en système : on part d'une propriété physique ou chimique pour construire l'intrigue qui convient au rebondissement, solution pour se tirer d'un mauvais pas ou invention nouvelle à la faveur de l'observation d'un phénomène. C'est aussi ce que font les pédagogues pour faire passer un savoir : ils tentent de l'intégrer au maximum au récit. Cantonné au décor, un enseignement ne vaut rien ; il doit se mêler à l'intrigue pour avoir une chance d'intéresser. 
 
Il n'est pas certes facile de déterminer à quel moment un surcroît de recherches documentaires a aidé un auteur à enrichir son scénario, car on ignore généralement par quelles étapes il est passé pour bâtir son scénario, à moins de recueillir ses confidences dans une interview. Mais voici, une fois n'est pas coutume un témoignage personnel : dans une BD relatant la peste de Marseille de 1720, le héros au courant de l'introduction d'étoffes infectées cherche, en vain, à alerter les autorités ; l'implication du premier magistrat de la ville n'aboutit qu'à le faire rechercher pour le réduire au silence. Le héros peut s'occuper à réunir des preuves : de par son statut social et des embûches semées sur son chemin, il n'est pas en mesure d'accéder à celles que l'Histoire a conservées, notamment le registre des autorités délivrant les droits d'entrée et de sortie ainsi que le déballage des marchandises : la complaisance envers le vaisseau contenant la cargaison du magistrat y est patente, avec la falsification bien visible du document. Qu'à cela ne tienne : le héros n'a qu'à s'assurer l'aveu ou la complicité de quelqu'un ayant accès à cette pièce à conviction. Une première recherche dans les archives indique que siégeait à l'époque dans cette intendance un négociant, frère d'un chevalier récemment revenu de captivité, qui plus est future figure héroïque de l'épisode de la peste. Pagel explique bien dans son article qu'un personnage amené à jouer un rôle tardif dans le récit doit être présenté au préalable, ce qui n'est pas évident quand il n'a aucun rôle à y jouer : il faut lui en trouver un, de préférence adapté à sa nature. Le chevalier Roze pourrait donc être utilement introduit à cette occasion, en lui faisant prendre connaissance du document par l'intermédiaire de son frère. Par quel hasard a-t-il le regard attiré sur ce registre, alors même qu'aucun soupçon de peste ne filtre dans la ville ? Ce sera le rôle du héros que de l'informer de la menace pour l'inciter à aller vérifier sur place. L'occasion de s'entretenir avec le chevalier, qui menace de le châtier si ses allégations sont fausses, introduit une tension supplémentaire : et s'il ne trouvait rien ? La vérification des registres se fera de nuit plutôt qu'au cours d'une conversation anodine, le chevalier ayant subtilisé la clé du local chez son frère. S'ensuivra une discussion animée avec ce dernier, qui lui permettra de connaître le nom du principal propriétaire de la cargaison contaminée, à savoir le premier magistrat de la ville. La documentation, ici la liste des intendants siégeant au bureau de la Santé et les liens de parenté avec un des personnages appelés à jouer un rôle, règle plusieurs points de scénario. Mais il se présente immédiatement un second écueil : si le chevalier Roze détient effectivement les preuves d'une introduction frauduleuse d'étoffes contaminées, pourquoi ne dénonce-t-il pas le coupable ? L'Histoire ne rapporte aucun coup de théâtre de ce genre et il n'est pas possible d'empêcher le chevalier de témoigner en lui filant la gastro. Celui-ci n'est pas du genre à se laisser acheter et il n'est pas possible de justifier ce silence par une lâcheté. Invoquer la nécessité d'un complément d'information, peut-être, la falsification n'établissant pas que le magistrat de la ville en était le commanditaire. Il faut bien revenir aux sources documentaires pour trouver un argument un peu plus convaincant. Celui-ci sera déniché bien loin des relations officielles de la peste, dans un détail relatif au mode de fonctionnement de la municipalité : les décisions concernant les affaires de la ville ont toujours été prises collégialement par les quatre échevins de la ville, on dirait aujourd'hui le maire et ses trois adjoints. Ainsi en est-il allé de la désignation des commissaires de quartier responsables de son administration durant l'épidémie. Or les trois adjoints ont reproché au premier magistrat d'avoir pris seul la décision de nommer le chevalier Roze commissaire de son quartier. Ils ne critiquaient pas le choix, la compétence du chevalier n'étant pas remise en question, mais le procédé, et plus encore le fait que leur collègue, qui s'est retranché derrière l'argument de l'urgence, n'ait pas non plus pensé à les informer de cet écart. Voilà le genre de pépite qu'un scénariste ne doit pas laisser passer. Elle permet d'améliorer le scénario tout en comblant les failles de l'Histoire : constatant que la peste sur le point d'éclater nécessitera le dévouement de tous, le chevalier menace le magistrat de tout dévoiler s'il ne le nomme pas commissaire de son quartier. Cette fois, tout se tient et l'Histoire n'est pas malmenée. La preuve est faite que bien des ressorts de l'action peuvent être résolus par un surcroît de documentation. Évidemment, le lecteur passera sur ces détails sans s'émouvoir ; le résultat ne se verra pas mais c'est bien le but recherché : ne pas prêter le flanc à la critique.
 
Michel Pagel formule très bien cette exigence : « dans le cadre d’un roman qui se veut aussi fidèle que possible à l’Histoire, l’important n’est pas que ce soit vrai mais que ce soit vraisemblable et que nul ne puisse prouver le contraire. »
 
Encore plus fort ! La documentation ne fournit pas seulement les rebondissements nécessaires au bon acheminement de l'intrigue vers sa conclusion : elle peut également aider à structurer la charpente. Ainsi, Fabrice Bourland a-t-il trouvé dans la documentation les éléments constitutifs de son récit. On sait l'auteur des enquêtes de Singleton et Trelawney, qui se déroulent dans la première moitié du vingtième siècle, fin connaisseur des littérateurs des XIXe et XXe siècles, de Poe à Doyle, en passant par les surréalistes, ainsi que des périodes où ils vivaient. On le sait aussi hanté par les doubles, les fantômes et les faux-semblants. Lors d'une discussion, il a démonté les étapes qui lui ont permis d'écrire La Dernière Enquête du chevalier Dupin, un court roman qui avait pour sujet la mort mystérieuse de Gérard de Nerval, sur laquelle circulent des rumeurs, que résoudrait un personnage littéraire, Dupin, le détective imaginé par Edgar Poe. Tentative hasardeuse !, qui nécessite d'injecter beaucoup de vraisemblable pour être crédible. Il existe nombre de récits faisant se rencontrer Baudelaire et Poe, car ils sont liés par le fait que le premier a traduit le second, mais l'auteur d'Aurélia, de Sylvie et autres Filles du feu n'a, a priori, rien en commun, lui ! À part l'absinthe, mais s'il faut s'arrêter à ce détail, il y a foule ! À part aussi la mort suspecte au sortir d'un troquet. Mais à quelques années et surtout un océan de distance, le rapport est difficile à établir.
 
Très généreusement, Fabrice Bourland  a accepté de résumer les recherches nécessaires pour l'écriture de ce roman ainsi que les étapes de la construction du scénario. Qu'il soit ici sincèrement remercié.
 
LA DERNIÈRE ENQUÊTE DE L'ÉCRIVAIN BOURLAND
« À l’origine de ce projet, j’avais l’idée de traiter du mystère de la mort de Gérard de Nerval, le poète français retrouvé pendu au matin du 26 janvier 1855, rue de la Vieille-Lanterne, dans le quartier du Châtelet à Paris. Même s’il était probable que Gérard s’était suicidé, la rumeur avait enflé les jours suivant sa mort qu’il avait pu être assassiné par un des nombreux brigands qui arpentaient ce lieu mal famé.
 
» Pour mener l’enquête, mon intention était d’utiliser le personnage du chevalier Dupin, inventé par Edgar Allan Poe. Dans les trois nouvelles de l’auteur américain mettant en scène Dupin (Le Double Assassinat dans la rue morgue, La Lettre volée et Le Meurtre de Marie Roget), les intrigues se situaient dans les années 1830. En conséquence, en 1855, du point de vue de la vraisemblance chronologique, le chevalier Dupin était tout à fait en mesure de tenter de débrouiller l’énigme.
 
» Pour mener à bien mon idée, je me suis plongé d’un côté dans les biographies de Nerval, en particulier celle d’Aristide Marie (1914), introuvable aujourd’hui mais qui reste l’une des plus complètes jamais écrites, et, de l’autre, dans celles de Poe. Car, pour utiliser au mieux le personnage de Dupin, après avoir relu intégralement le corpus « dupinien », il me semblait indispensable de bien comprendre la place qu’occupait ce personnage de fiction dans la vie et l’œuvre de l’écrivain. »
Ici, l'auteur défriche le territoire : il  rassemble sa documentation. Pour l'heure, celle-ci ne correspond qu'à celle nécessaire à un récit mettant librement en scène un auteur et un personnage. Elle utilise mais n'exploite pas, restant à la surface des choses. 
 
« Or, en explorant les biographies respectives de chacun, je me suis très vite rendu compte que Nerval et Poe avaient connu une fin en de nombreux points similaires.
 
» Les derniers jours de Nerval étaient marqués du sceau de la folie, le poète traversant une de ces nombreuses crises qui avaient émaillé son existence psychique : il se croyait poursuivi par un double, ce fameux ferouër des légendes dont le thème revenait de manière récurrente dans son texte ultime, Aurélia.
 
» Pour Edgar Poe, lui aussi la thèse de l’assassinat avait été retenue par certains de ses proches (c’est même à présent la version unanimement retenue par les historiens) : en octobre 1849, alors que, arrivant de Richmond en Virginie pour se rendre à Philadelphie en Pennsylvanie, il a débarqué à Baltimore, où la campagne pour l’élection d’un représentant de l’État du Maryland au Congrès battait son plein. L’hypothèse la plus probable est que Poe a été violenté par l’une des bandes organisées d’agents électoraux qui parcouraient la ville pour aborder les passants isolés et les rabattre vers les bureaux de vote. Laissé agonisant sur le trottoir, son corps a été transféré au Washington College Hospital, où il a passé trois jours et trois nuits à délirer. Mais si la mort de Poe a été provoquée par cet incident malheureux, il n’en reste pas moins que les derniers mois de son existence ont été marqués, comme pour Nerval, par une espèce d’état paranoïaque où il se croyait sans cesse poursuivi par une sorte de double qui en voulait à sa vie.
 
» Autre point commun, le destin de leur tombeau respectif : en février 1875, le tombeau de Nerval a été rouvert pour y placer le corps d’un malheureux, un certain Colligny (que j’ai appelé Laurent dans mon récit, pour en faire l’alter ego anagrammatique de Nerval), qui n’avait pas le sou pour se payer une sépulture digne de ce nom. Nerval, hanté toute sa vie par le thème du double avait donc dû partager sa tombe avec un autre individu. Totalement surréaliste !
 
» Pour Poe, quelque temps après son inhumation, son sépulcre avait été détruit par le déraillement d’un train dont la voie longeait l’enceinte du cimetière, et la locomotive était venue culbuter la pierre tombale. Aussi, durant 26 ans, jusqu’à l’érection d’un nouveau monument en granit, il n’était resté sur la tombe de l’écrivain qu’un vulgaire bloc de grès portant le numéro 80 (le fait est mentionné par Georges Walter à la page 37 de sa monumentale Enquête sur Edgar Allan Poe, chez Phébus). »
 
Fabrice Bourland n'a pas manqué de relever les similitudes. Avec de telles correspondances, il y a de quoi relater une relation qui les met en évidence : l'auteur n'a qu'à faire fonctionner son imagination pour combler les vides. Personne ne lui aurait reproché de jeter des passerelles fictives à partir d'un tel matériau. C'est en allant plus avant qu'intervient la consolidation qui verrouille l'ensemble : 
 
« Mais je n’étais pas au bout de mes surprises. Dans la bio d’Aristide Marie sur Nerval, j’appris que parmi les premières personnes à avoir vu le corps du poète français au matin du 26 janvier 1855 figurait un Dr Pau qui faisait justement son service de garde à l’Hôtel de Ville. Comment l’écrivain que je suis ne pouvait-il pas entendre « Poe » à la place de « Pau » ? 
 
» Enfin, en lisant Le Retour du chevalier Dupin de Michael Harrison (10/18 n° 2083), l’un des rares pastiches du personnage de Poe ayant été écrit, quelle ne fut pas ma surprise de constater que l’auteur avait octroyé un nom au fameux narrateur, lequel narrateur n’avait jamais été baptisé par Edgar Poe, dans aucun de ses trois récits. Or, le nom donné par Mr Harrison était loin d’être anodin : Randolph Carter !
 
» En reprenant à mon compte ce nom de baptême pour le personnage du narrateur, je pouvais donc faire une jonction entre Nerval, Poe et Lovecraft. Du reste, le Randolph Carter de Lovecraft n’était pas sans point commun avec les thématiques nervaliennes. La partie « La clé d’argent » des Démons et Merveilles (10/18 n° 72) ne commençait-elle pas par ces quelques mots : « À trente ans, Randolph Carter perdit la clé la porte des rêves » ? On dirait du pur Nerval ! 
 
» J’avais donc toutes les cartes en main pour imaginer une histoire où tous ces écrivains et leurs doubles pouvaient interférer dans la vie les uns des autres. »
 
Randolph Carter est effectivement considéré comme le double littéraire de Lovecraft, et il arpente la cité de Kadath qu'on ne visite qu'en rêve. Cette troisième entité permet de resserrer les liens avec les autres parties du récit, en multipliant les rapprochements qui donnent un semblant de vérité. Le projet initial se trouve enrichi de correspondances qui charpentent l'intrigue, lui donnent une assise l'empêchant de se renverser. Ainsi, Fabrice Bourland vérifie que Poe a eu l'occasion d'arpenter la ville de Providence, où résidait Lovecraft, il cherche dans Aurélia, les nouvelles de Poe et les poèmes de Baudelaire de quoi serrer quelques boulons, fait encore intervenir Alexandre Dumas, cite un nombre respectable de revues et gazettes de l'époque dont on ne doute pas qu'il les a consultées in extenso, et, bien entendu, se documente suffisamment sur l'époque pour faire intervenir tout ce qui est susceptible de nourrir la fiction. Les passerelles sont aussi métaphoriques : à la rue de la Vieille-Lanterne correspond la lanterne magique et la référence au daguerréotype, qui débouchera sur le cinéma dispensateur de rêves.
 
On réalise ici le nombre de lectures nécessaires pour assurer la solidité de l'ensemble, qui s'étendent jusqu'aux pastiches : mais chaque découverte a permis d'aller un peu plus loin dans l'imaginaire sans rencontrer l'incrédulité du lecteur. L'accumulation de détails véridiques assure la flottabilité de l'intrigue. Allez le lire, vous serez dupés en beauté.
 
C'est en cela que la documentation permet de sauver les récits trop plats, faute de rebondissement original, et les histoires trop échevelées pour être crédibles. 
 
En fait, il ne s'agit que d'empêcher le mensonge de prendre eau. Ce qui est la condition sine qua non pour être romancier.
 
On a déjà dit que le mensonge est une qualité essentielle de l'auteur pour que le pacte de lecture puisse être respecté. Ce fameux pacte, souvent évoqué, voire invoqué par certains comme s'il se parait de vertus magiques, stipule que le lecteur se garde de tout jugement critique le temps du récit, pourtant inventé de toutes pièces. Il accepte de mettre en suspens son incrédulité afin de recevoir en retour une bonne histoire. De son côté, l'auteur promet de lui fournir ce plaisir en s'arrangeant pour que son histoire ait l'aspect, sinon du réel, du moins du vraisemblable. Si elle est totalement incroyable, et que ce choix est volontaire, l'auteur peut la faire tenir malgré tout debout grâce à une cohérence interne accrue, qui rattrape en quelque sorte les déficits de la crédibilité. En d'autres termes, il s'engage à mettre au service du récit les stratégies narratives qu'il maîtrise. 
 
Tout ceci vaut bien un encart. 
 
ET LES MENTEURS, MON CHER WATSON ?
 
Un bon romancier est avant tout un bon menteur. Si vous ne savez pas mentir, autant vous rabattre sur le documentaire ou la biographie. Vous pourriez à la rigueur choisir l'autobiographie si, dès Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, le genre n'était entaché de légitimes suspicions. D'ailleurs, à présent que les auteurs n'ont plus aucun scrupule à se mettre en scène, ils préfèrent qualifier ces petits arrangements avec la vérité d'auto fictions, ce qui, paradoxalement, est un (vrai) aveu de mensonge raté. Un aveu de fiction également, car celles-ci aboutissent au même résultat en partant de l'autre côté. 
 
En effet, même dans l'imaginaire le plus pur, l'auteur est présent dans tous ses livres, souvent à son corps défendant. L'auto fiction introduit donc une contre-vérité. Pour faire court, on peut affirmer que l'auteur de fictions admet une part de vérité dans ses écrits alors que l'auteur d'auto fictions y revendique une part de mensonge.
 
L'auteur faillit à sa tâche quand son mensonge est devenu trop grossier : le pacte de lecture est rompu. L'effet est similaire à l'apparition dans un film du micro que le perchman a laissé pendre au beau milieu d'une scène à l'intensité dramatique apoplectique. La vue de ce cylindre poilu rompt immédiatement le suspense et fait éternuer les allergiques aux poils de chat. Soudain, on se souvient qu'il ne s'agit que d'acteurs jouant un rôle, que derrière eux se tiennent des techniciens avec leur attirail. Il faut un sacré bout de temps pour se laisser à nouveau happer par l'histoire. Il en va de même dans un texte, face à une erreur de documentation ou une faute de cohérence interne. Le plaisir de la lecture cesse quand cesse l'immersion dans le récit. 
 
Il peut arriver que ce soit par la faute du lecteur, qui refuse avec une parfaite mauvaise volonté de se laisser embarquer – il est des publics plus méfiants que d'autres. Mais c'est d'abord à l'auteur de savoir à quel lectorat il s'adresse, afin de déterminer la dose de vraisemblance à injecter dans le récit. Dans tous les cas de figure, il est sommé de présenter une histoire avec tous les accents de bonne foi qui lui vaudraient un non-lieu dans un tribunal. Il peut, si nécessaire, emprunter aux hommes de loi leurs effets pour convaincre leurs lecteurs. Vrai ! : dans un bel effet de manche, Poe n'hésite pas à commencer Le Cœur révélateur par cette intimidante injonction. Celle-ci annonce forcément quelque récit si incroyable qu'il laisse dubitatif ; d'autorité il prévient toute objection : je sais que vous n'allez pas me croire, mais…. Le lecteur mettra ses réserves de côté le temps d'être convaincu et c'était justement ce dont l'auteur avait besoin : d'un peu de temps pour ferrer sa proie.
En effet, certains bobards ont besoin d'être davantage lubrifiés pour être incorporés à l'intrigue. C'est ce qui explique les longues introductions et les précautionneuses mises en place dans le cas de situations rocambolesques. Plus c'est gros, plus c'est long, ce qui n'est pas une raison pour s'attarder avec ce type de comparaison digne du journal du hard. Il faut faire venir la révélation de loin, on appelle cela un implant – on y reviendra. Encore faut-il disposer ces balises avec discrétion pour éviter que le lecteur ne se doute d'une entourloupe. Ensuite, l'auteur peut faire preuve de mauvaise foi, débiter des énormités, emprunter des chemins tortueux, bref concurrencer à lui seul la corporation des dentistes, il dispose d'une entière liberté, tant que la fraude n'est pas visible.
Un lecteur n'est pas quelqu'un qui refuse qu'on lui mente, mais qui veut qu'on lui mente bien. À l'auteur pris en flagrant délit, il ne reprochera jamais d'avoir menti, mais d'avoir mal menti. Ce n'est pas l'acte qu'il condamne, mais le fait d'avoir identifié la supercherie !… ce qui peut se concevoir très bien, d'ailleurs, puisqu'il a payé pour qu'on lui raconte un bon bobard et que c'est insulter son intelligence que d'avoir tenté de le berner de façon grossière. Ce type d'injure est probablement la pire de toutes, puisque même les cons se fâchent quand ils s'aperçoivent de la chose. Le fait qu'ils croient qu'on insulte leur intelligence même quand ce n'est pas le cas est une preuve supplémentaire de la nécessité du mentir-vrai cher à Aragon.
 
LA LAGUNE DES MENSONGES
Heureusement, tout le monde fait preuve d'étonnantes dispositions dans ce domaine, la nature nous ayant appris à développer ce talent bien avant qu'on ne sache écrire. Dès notre plus âge, nous savons d'instinct comment procéder pour faire avaler un mensonge aux parents. Les attitudes perplexes et les froncements de sourcil de ces derniers aident d'ailleurs à rectifier le tir, grâces soient rendues à nos coachs. Même si bien des traits de l'enfance ont été perdus, il est difficilement concevable que, parvenu à l'âge adulte, on ne soit pas passé maître dans cet art. Pas forcément dans toutes les situations, certaines étant plus intimidantes que d'autres, mais dans quelques domaines bien précis comme (barrer la mention inutile) : la vie professionnelle, les relations extra ainsi que les conjugales, les relations de bon voisinage, les retards de livraison des articles, sans que cette liste ne prétende à l'exhaustivité ni ne reflète les défauts de son auteur.
On peut s'étonner de faire ici l'apologie d'un péché qui, s'il n'est pas capital, est pourtant le principal responsable de reproches et de discordes au quotidien, et pas seulement en politique. Mais il convient de remarquer que les vrais menteurs ne disent jamais qu'ils mentent, alors que l'écrivain ne s'en cache pas. Au contraire, il revendique le mensonge comme nécessaire à son art. Si nombreux sont ceux qui se sont laissés prendre aux siens, il s'en enorgueillit. 
Cela n'a pas toujours été le cas et reste, même aujourd'hui, soumis à la censure, quand une personne croit se reconnaître dans une œuvre d'imagination et intente un procès en diffamation. Ce qui est un comble : peut-on diffamer dans une fiction ? Le plaignant ne reproche pas à l'auteur d'avoir menti mais d'avoir dit vrai sous couvert d'inventions. Il atteste de la vérité de l'anecdote au cas où certains ne s'en seraient pas aperçus, c'est malin ! 
Jadis, on reprochait aussi à l'auteur de proférer des vérités non officielles, raison pour laquelle, sans doute, il se montrait bien plus précis et circonspect que de nos jours dans le choix de ses mots. L'auteur ayant franchi la ligne jaune était aussi honni que l'acteur, autre variété d'artiste accusée de mentir – avec son corps, son visage et sa voix – pour interpréter des caractères imaginaires ; c'est la raison pour laquelle on lui a longtemps refusé l'enterrement religieux. Encore avait-on la patience de laisser la nature décider de l'heure de sa mort. L'auteur de la pièce que les acteurs avaient interprétée risquait fort de voir la sienne avancée en allant servir de combustible à ses livres. Aujourd'hui, on trouverait ces mensonges bien innocents. Au temps des autodafés, personne n'aurait osé écrire de l'auto fiction.
L'auteur se doit donc de délivrer dans ses récits, des informations conformes à la vérité, fussent-elles provisoires, pour que personne n'élève d'objection en cours de lecture. Si donc vous savez mentir, vous savez écrire. 
Allez, ne dites pas que vous ne savez pas ! Pas besoin d'être un expert pour comprendre que le mensonge n'est jamais si bien réussi quand il est assaisonné de larges rasades de vérité. Si, plus jeune, vous avez justifié d'un retour tardif à la maison par un enlèvement en soucoupe volante d'où vous êtes finalement parvenu à vous échapper après avoir mis les extraterrestres au tapis, vous pouviez vous attendre à les y rejoindre illico pour peu que vos parents aient eu la gifle énergique. Il est plus probable que vous avez justifié devant le tribunal parental que le temps passé à disputer chez le copain un jeu sur une console numérique correspondait à une révision commune du prochain contrôle, c'est fou ce que vous étiez sérieux à cet âge ! D'ailleurs, les parents pouvaient aisément se rappeler combien leur progéniture leur ressemble. Il pouvaient surtout vérifier cette assertion en appelant ledit copain ou sa mère, afin d'obtenir confirmation de votre passage, et c'était gagné ! Coller au plus près de la vérité, voilà le secret ! 
Les explications seront bien sûr mesurées à l'importance de l'en,jeu. Les changements d'échelle importants sont à proscrire : à sa fille en quête de ses origines, la mère qui raconte les drames familiaux cachés ne va probablement pas remonter jusqu'à la genèse de l'humanité ou au Big bang. De si vertigineuses explications ne sont pas a priori impossibles, notez bien : tout le monde a le droit d'avoir des extraterrestres dans sa famille, mais ces grands écarts se situent le plus souvent, de par leur dimension extraordinaire, aux extrémités du récit. La documentation requise pour notre propos n'est pas de cet ordre là.
 
LES RESSORTS CACHÉS
 
Il semble que le tour de la question est fait sur la recherche de surprises propres à dynamiser une intrigue.
Si malgré tout vous ne parvenez pas à repérer dans le scénario quels éléments méritent d'être mis en exergue, voici un petit truc qui peut éventuellement vous aider. Résumez votre roman sur une dizaine de pages, arguments compris, et même avec dialogues. De même, chaque scène doit être mentionnée. Il faut éviter de rédiger sous forme télégraphique. Tout doit figurer, mais sous une forme ultra brève. Sautez les descriptions, les dialogues qui servent au contexte, etc. 
Comme cela ressemble à une mission impossible sur la longueur d'un roman, on peut se contenter de résumer un chapitre ou une scène pour commencer, celle qui, justement, pose problème faute de dramatisation suffisante.
Selon la touffeur du scénario, on obtient un texte de 30 à 70 pages. James Ellroy écrit ses brouillons sous cette forme, de façon très détaillée (dans les 170 pages en ce qui le concerne). L'histoire est déjà là, descriptions importantes comprises, de sorte qu'à la réécriture, gonflant la scène pour y ajouter des commentaires et lui donner l'ampleur qu'elle mérite, il n'a plus qu'à se pencher sur l'écriture proprement dite, le rythme, la musique des mots.
Au contraire d'Ellroy, vous ferez l'inverse : réduisez le résumé jusqu'au squelette, gommez tout ce qui est superflu, tout ce qu'on peut retirer sans nuire à la compréhension de l'histoire. Allez-y franchement, le texte doit réduire de moitié.
Cela fait, recommencez, et réduisez encore, jusqu'à ramener le texte à une peau de chagrin, Cette fois, des dilemmes se posent : la réaction irritée de cette femme est-elle vraiment nécessaire ? Elle souligne la faute que le héros a commise mais ceci peut très bien se déduire du reste. Il vous en coûte, le retrait ôte du liant ou de l'émotion au récit mais l'intrigue de base ne change en rien. Pour parvenir à réduire au tiers, vous devez faire recommencer quatre ou cinq fois cette lecture, Vous serez amené à flinguer des attitudes et des réparties qui semblaient indispensables, à ramener un lieu, une ambiance à une phrase (« les manèges de la foire, la foule. »). Le texte s'asséchera jusqu'à l'os et n'aura rien d'agréable à la lecture – mais l'histoire restera compréhensible. 
Quel est l'intérêt de cette lyophilisation ? Au passage, vous aurez été amené à vous interroger, vous interroger vraiment, sur la nécessité de chaque passage. Vous aurez admis la longueur de certains, qui ne soulignaient que des évidences. Peut-être étaient-ils mal présentés et qu'un réarrangement des phrases aurait clarifié la scène. Vous aurez même repéré des adjectifs qui, une fois retirés, donnent davantage de brillant à la phrase. Mine de rien, cette réécriture débarrasse la prose d'une quantité conséquente de parasites et de mauvaises habitudes. 
Quelle différence avec le squelette du synopsis qu'on recommandait de créer au départ ? Celui-ci disposait des articulations nécessaires, mais il leur manquait le cartilage qui leur donnait de la flexibilité. 
Il reste à examiner ce que vous avez retiré. On s'aperçoit que ce qui a été élagué, malgré le plaisir qu'on avait à conter ces détails, sont précisément les passages atténuant les zones de frottement. Ce sont des rebondissements, accessoires pour la compréhension de l'intrigue mais utiles pour le rythme de l'histoire, sa respiration. Ce sont des ressorts qui n'avaient pas été reconnus comme tels. Ou qui avaient été mal disposés. À présent ils se trouvent dans la main, comme les pions d'un jeu, et vous pouvez les polir ou les contraster avant de les réintroduire à des emplacements qui mettent davantage l'histoire en valeur. Les effets dramatiques sont correctement dosés, rien n'intervient trop tôt ou trop tard. Cette fois, les ornements sont efficacement au service du récit.
Il est impossible de prédire le résultat auquel vous parviendrez. Mais soyez assuré que ce travail vous permettra forcément, en cours d'élagage, de comprendre bien des choses sur votre pratique de l'écriture et sur les moyens d'y remédier. 
 
IMPLANT D'ENFER
 
Lors de la redistribution, on s'aperçoit que certains rebondissements avaient été placés au mauvais endroit. Ou qu'ils restent malgré tout trop surprenants pour être acceptés tels quels. C'est bien beau de se servir d'un détail historique pour une relance de l'action, cela ne sert à rien si cette situation dramatique nécessite de longs développements. 
Pour ne pas revenir au coup de la panne du démarreur en lieu et place du rebondissement sophistiqué empêchant de prendre la poudre d'escampette, il est nécessaire de déplacer tout ou partie des informations nécessaires en amont, qu'elles soient d'ordre culturel ou événementiel, dans une petite scène explicative. C'est ce qu'on appelle un implant.
L'implant garantit que la surprise relançant l'intrigue n'interviendra pas comme un cheveu sur la soupe. Le lecteur était prévenu que le personnage pouvait être en proie à des crises dans les moments de tension, suite à une enfance douloureuse dont il a d'ailleurs refusé de parler, il ne considère pas cette information comme une incongruité. Ou bien on lui a raconté les pénibles vacances estivales du héros chez la grand-mère qui s'amusait à lui faire peur avec des farces de mauvais goût quand il était enfant. Chaque fois qu'elle lui demandait de jouer à cache-cache, elle se déguisait de façon terrifiante avant de le débusquer. 
Le lecteur accueille l'élément de surprise comme étant la justification de ce qui avait été avancé. En d'autres termes, il a été préparé et se trouve dans les conditions émotionnelles souhaitées par l'auteur. Quand est faite au héros l'injonction de se cacher devant une menace imminente, il n'est pas nécessaire de perdre du temps à expliquer le traumatisme à l'origine de son comportement bizarre, tout juste a-t-on le temps de faire dire au comparse qu'il aurait pou consulter un psy depuis le temps.
Encore faut-il placer l'implant à la bonne distance pour qu'il joue efficacement son rôle : situé trop en amont, et il aura été oublié. Il devient alors une gêne, forçant le pied à revenir en arrière pour se retrouver de quoi il retourne. Des rappels légers, discrets, règleront la question : « Oui, on sait, tu as été traumatisé, mais tu te calmes maintenant ! » agira comme un amplificateur d'ondes relayant l'information jusqu'au moment adéquat.
Trop près, les ondes ont un effet Larsen. L'implant dévoile la scène à venir au lieu de la préparer pour la rendre acceptable aux yeux du lecteur. C'est ce qu'on appellera une scène téléphonée, autrement dit, un effet totalement raté. Maladroitement posé, l'implant est reconnu comme tel et le lecteur ne cesse de guetter le moment où il sera utilisé. Autant dire qu'il ne s'intéresse plus au reste et s'attend à ricaner quand la scène se présentera.
Les implants varient selon leur ampleur et le rôle qu'ils sont appelés à jouer dans le récit. Celui préparant un comique de situation ne sera pas trop dommageable au récit s'il est identifié trop tôt, car sa durée de vie est limitée au gag. S'il doit jouer dans une scène déterminante de l'histoire, qu'il s'agisse de la confusion entre deux valises similaires ou du combat final contre le méchant, mieux vaut s'arranger pour qu'il fonctionne. 
Il convient donc de le masquer sans le rendre totalement invisible. L'implant est une information jugée anodine mais qui reste dans la mémoire du lecteur et qui peut être utilisée avec succès dans une scène dramatique à venir. 
Comment s'y prendre ? C'est ici qu'on mesure l'avantage qu'il y a à répertorier son environnement, les caractères des personnages, afin d'utiliser tout ce qu'on a à portée de la main. Vous avez établi cet inventaire afin de proposer des rebondissements originaux et des coups de théâtre, vous savez donc ce qui vous sera utile et dans quoi dissimuler votre implant. Il ne représente après tout que l'élément vous permettant d'abattre votre carte au moment voulu. Il est visuel ou sonore ? Utilisez les descriptions, on a déjà vu qu'elles ne servent pas qu'à faire joli. Il s'agit d'un objet ? Faites-le intervenir dans une scène. La photo souvenir encadrée dans le salon a servi à la séquence émotion en même temps qu'à identifier un protagoniste, qui est précisément la personne recherchée, ou bien qui permet de comprendre les événements précédemment relatés : elle est à présent suffisamment ancrée dans l'esprit du lecteur pour servir de cache au document que tout le monde espère retrouver. Il s'agit d'une attitude, d'une répartie, par exemple celle que prononce immanquablement l'ami fidèle, la façon caractéristique de boire le café ou écraser la cigarette ? Mettez-la en lumière à la faveur d'une anecdote suffisamment forte pour que l'épisode retienne l'attention par lui-même. Glissez-le dans l'intrigue en passant, mais sans ralentir l'action, d'où la nécessité de l'inclure dans autre chose. En distrayant ainsi l'attention, personne ne se doutera qu'un élément de la scène sera repris plus tard dans une séquence dramatique. 
Il faut donc convenablement envelopper l'implant dans un enrobage narratif qui le rend présent à l'esprit sans pour autant le mettre en évidence.
 
En cela, il n'est pas éloigné de l'ancrage qui a une fonction identique sur le plan émotionnel. L'ancrage est différent de l'implant par son intention : l'implant permet de justifier rationnellement une scène à venir : la surprise n'ira pas jusqu'à l'incompréhension ; l'ancrage permet de préparer émotionnellement à cette même scène : elle place le lecteur dans les conditions requises.
Dans le comportementalisme, notamment en programmation neuro-linguisitique dont on se demande pourquoi tout le monde préfère la désigner par PNL, le point d'ancrage est utilisé un peu comme la madeleine de Proust. La personne se trouve immédiatement plongée, et de façon inconsciente, dans les dispositions recherchées. Cela peut être un contact ou une odeur, une phrase ou un slogan. La publicité vous y confronte cent fois par jour, un visage de bébé pour déclencher un réflexe maternel devant des couches-culottes, et pour un banal robinet de baignoire une jolie fille court vêtue (elle tient un pied à coulisse). L'exemple le plus connu consiste à poser la main sur le bras d'une personne pour la réconforter. Mais on peut très bien lui toucher le bras en prononçant des mots très particuliers, induisant une réaction particulière, comme lui redonn

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