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Les coups de coeur de Jean-Luc Rivera - Avril 2015
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Les coups de coeur de Jean-Luc Rivera - Avril 2015

Une Etude en Soie de Emma Jane Holloway 
 
Comme ont pu s'en apercevoir ceux d'entre vous qui lisent mes chroniques, je fais partie de ces lecteurs aux (mauvais) goûts littéraires éclectiques donc j'aime le steampunk et j'aime les pastiches holmésiens. Alors je ne pouvais bien entendu qu'apprécier un roman mêlant les deux genres, ce qu'a fort bien réussi Emma Jane Holloway avec Une Etude en Soie. L'affaire Baskerville (Bragelonne). Nous sommes en avril 1888, à Londres, où Evelina Cooper, la nièce du célèbre détective Sherlock Holmes, réside à Hilliard House, chez Lord Bancroft, père de sa meilleure amie, Imogen, homme politique ambitieux et influent, dans l'attente de sa présentation à la Reine (Victoria bien sûr !) et faire ainsi ses débuts dans la bonne société, malgré ses origines scandaleuses - sa mère Holmes a tout abandonné pour suivre son père Cooper et a terminé sa vie dans un cirque où elle-même a passé sa jeunesse, élevée par sa grand-mère Cooper, voyante de profession -, grâce à l'influence de sa grand-mère Holmes. De plus, Evelina est passionnée par la mécanique et douée pour créer des petites créatures pleines de rouages et d'engrenages, d'autant plus extraordinaires dans leur comportement qu'Evelina a un fond de magie qui lui permet d'incorporer de petites entités surnaturelles à ses automates - dans le plus grand secret, naturellement, car la sorcellerie et la magie sont sévèrement réprimées dans tout l'Empire - ; lorsqu'on y ajoute que les barons de la vapeur, ces hommes d'affaires qui se sont partagés la fourniture de l'énergie dans le pays depuis de nombreuses années et détiennent ainsi les leviers du pouvoir véritable, interdisent tout progrès technique pouvant remettre en cause leur suprématie, nous nous rendons vite compte que notre héroïne ne rentre guère dans le corset de la jeune femme convenable et chasseuse de bon parti de la haute société victorienne. Et quand le meurtre d'une malheureuse servante dans une pièce de Hilliard House où elle n'avait rien à faire sera étouffé par crainte du scandale, Evelina n'aura de cesse que d'enquêter, suivant les traces et les conseils de son oncle, découvrant peu à peu un complot d'une ampleur insoupçonnée tout en se laissant aller à ses premiers émois amoureux, le coeur balançant entre le jeune génie débauché de bonne famille et le sombre lanceur de couteaux. L'intrigue est fort bien menée, l'auteur sait bien rendre cette ambiance victorienne steampunk très particulière qui fait le charme du roman : ajoutez-y des mécaniques étranges et des barons de la vapeur mafieux, des savants excentriques et des sorciers mégalomaniaques, des politiciens véreux et arrivistes - des politiciens normaux en somme... -, des ingénues, de la vapeur - beaucoup de vapeur -, de la magie, Londres et ses brumes, Sherlock Holmes, et tout est réuni pour un bon moment de lecture ! De plus le roman a été publié dans le cadre du "Mois du cuivre" de Bragelonne et est donc un superbe objet : jolie couverture, doré sur tranche, bref que du plaisir !
 
 
Rose profond de Jean-Pierre Dionnet et Pirus
 
Il fut un temps où les enfants se régalaient de dessins animés où les souris portant des gants blancs, les canards et les vaches faisaient la même taille, où des personnages étonnants et des animaux anthropomorphes dansaient des "Silly Melodies" et où Betty Boop aguichait sans fin des malheureux pendant que Koko le Clown sortait de son encrier. Tout était possible dans ce monde merveilleux des cartoons, d'une gentillesse et d'une mièvrerie naïve écoeurantes et c'est à ce monde de celluloïd qui les a enchanté comme nous que s'attaquent avec une méchanceté jubilatoire Jean-Pierre Dionnet et Pirus dans Rose profond, superbe album qui vient de sortir chez Casterman. La BD date de 1988 et n'a pas pris une ride ! Malcolm, le brave rat héros d'innombrables cartoons, va fêter ses 50 ans dans le beau Pays Rose, avec tous ses amis et son éternelle fiancée, la mignonne bergère Mimi. Mais Malcolm va abuser de la boisson et sa déchéance va s'ensuivre - la morale est sauve : boire c'est chuter socialement et psychologiquement ! -, entraîné de plus, une fois arrivé dans le si triste Pays Gris, à la débauche par cette femme de mauvaise vie, Crotella (une vraie grue qui, ironiquement, est une cigogne). Mais Malcolm va réaliser ce qu'il a fait, assumer les conséquences de ses actes et rentrer payer et expier au Pays Rose. Le scénario de Dionnet est tout en finesse, ne nous épargnant aucun des poncifs des cartoons d'avant-guerre qu'il a tous repéré et posant ensuite toutes ces questions dérangeantes et mal pensantes sur la vraie personnalité des caractères que l'on voyait à l'écran (la fiancée éternelle par exemple ???). Son scénario est à la fois drôle et cruel, une parfaite réussite. Quant au dessin de Pirus, il est absolument magnifique, mélangeant harmonieusement des personnages à la manière du Disney d'avant-guerre et à celle des frères Fleischer. La BD est suivie d'un texte que nous présente JP Dionnet : Malcolm était le héros d'un grand nombre de courts cartoons produits avant la guerre par les mystérieux studios de l'American Association of Animation sur laquelle nous ne savons rien. Un fan maniaque, souhaitant rester dans l'anonymat le plus strict, a mené son enquête, l'a envoyé à Dionnet qui l'a traduit, nous permettant ainsi de découvrir d'autres séries oubliées de l'époque, avec de superbes crayonnés retrouvés (qui rappellent entre autres le style et les personnages de Tex Avery). Le mystère reste quasiment entier, une enquête aussi fouillée que celle qu'avait mené Laurent Lefeuvre sur les Editions ROA en France serait souhaitable... L'album est très beau, sa lecture une jubilation de tous les instants, un remède à la morosité qui devrait être remboursé par la sécurité sociale.
 
 
 
Sovok de Cédrice Ferrand
 
L'uchronie se porte bien dans notre pays et nous en avons un nouvel exemple avec Sovok de Cédric Ferrand (Les Moutons électriques, collection "La Bibliothèque voltaïque") qui nous fait découvrir une URSS d'un futur proche où le communisme n'a pas disparu, le régime s'étant durci après l'assassinat du secrétaire général Léonid Ilitch Brejnev. Le résultat ressemble à un Cuba de la taille de l'URSS moins quelques républiques lointaines non russes qui ont fait sécession, où tout se délite (guerres diverses, économie au point mort, investissements nuls à part ceux des Européens arrogants, criminalité galopante et milice incapable mais toute puissante face aux faibles) dans un climat de corruption et d'égoïsme généralisé, où seuls les riches peuvent encore bien vivre, les pauvres se contentant de tous les expédients possibles pour survivre (pots-de-vin, prostitution, magouilles en tous genres). Et c'est dans une Moscou qui croule, au sens propre comme au figuré, de toutes parts que nous allons suivre la vie et le travail d'une équipe de nuit d'infirmiers urgentistes d'une petite compagnie, Blijni, composée de deux ambulanciers aussi expérimentés qu'esquintés par la vie, Manya et Vinkenti, auxquels leur patron alcoolique et fort en gueule vient d'adjoindre un petit nouveau, Méhoudar, qui vient du Birobidjan indépendant (la république juive aux confins de la Chine) et présente l'avantage d'être à l'essai donc de travailler gratuitement. En cinq nuits, du lundi au vendredi, notre équipe, qui livre une concurrence aussi féroce que sans espoir contre une compagnie ambulancière allemande suréquipée, à la technologie de pointe, va nous entraîner dans les quartiers pauvres de Moscou et se retrouver mêlée sans le vouloir à un changement politique majeur. Nous découvrirons à travers leurs yeux et ceux des quelques patients chez qui ils interviennent lors des appels d'urgence le lot quotidien des habitants, la lutte pour la survie et la déliquescence d'un régime pourri jusqu'à la moëlle. Le roman est magnifiquement écrit, découpé en séquences minutées, avec une écriture factuelle qui nous fait ressentir la désespérance des protagonistes et surtout le manque d'espoir en un futur meilleur, ainsi qu'appréhender cette célèbre résignation des Russes qui survivent malgré tout, la vodka et l'humour caustique (je vous recommande la définition du communisme donnée par un vieux garagiste désabusé p. 87) renforçant leur résistance. Cédric Ferrand nous livre quelques journées de trois Ivan Denissovitch, la même philosophie sous-tendant son roman : rien n'a changé mais l'homme russe (ou birobidjanais) survivra ! Une très belle uchronie à découvrir de suite, avec, cerise sur le gâteau, l'ambulance Jigouli de nos personnages superbement représentée dans une couverture magnifique de Prince Gigi.
 
 
 
Le Fleuve obscur de l'avenir de B.R. Bruss
 
Pour, je pense, la plupart des anciens lecteurs qui, comme moi, ont appris à lire la SF dans la collection "Anticipation" du Fleuve Noir, l'un des meilleurs auteurs était sans conteste B.R. Bruss, bien oublié aujourd'hui. Laurent Genefort, que l'on ne remerciera jamais assez de ses efforts infatigables pour faire redécouvrir des auteurs classiques (je vous ai déjà parlé ici de plusieurs des volumes qu'il a dirigé, entre autres sur Stefan Wul et Eric Frank Russell), nous propose maintenant, sous le titre clin d'oeil Le Fleuve obscur de l'Avenir (Editions Critic), une sélection de trois romans de Bruss parus à diverses époques et représentatifs de son oeuvre et de l'esprit humaniste de celui-ci. Dans Et la Planète sauta..., sorti en 1946, il traite du thème, qui sera ensuite repris par de nombreux auteurs, de la planète qui aurait existé à la place de la ceinture d'astéroïdes et qui aurait donné naissance à celle-ci suite à une gigantesque catastrophe (n'oublions pas qu'il écrit juste après Hiroshima et Nagasaki), un beau roman en forme d'avertissement sur les dangers de l'atome perverti. Avec L'Etrange planète Orga (un Anticipation de 1967) il nous offre un beau roman d'exploration spatiale, ici sur une planète recouverte d'un océan plus que bizarre. Enfin Parle, robot ! (autre Anticipation de 1969) est sans doute le plus beau des trois, avec ce robot témoin muet (car ses maîtres humains n'ont jamais eu connaissance du fait qu'il était conscient) de l'histoire future de l'humanité et de sa conquête des étoile, après avoir survécu à la guerre atomique. Tous ces romans montrent l'horreur de la guerre et la foi en l'homme de Bruss, ce qui est d'autant plus surprenant que son rôle dans le gouvernement de Vichy est bien connu. C'est justement tout ce qui fait l'intérêt de l'analyse que nous en donne Laurent Genefort dans la longue postface / biographie qui suit les romans, démontrant la complexité des attitudes personnelles de Bruss pendant la guerre, liées aussi sans doute à son amitié avec Laval qui n'avait rien à voir avec la politique ; un texte passionnant à lire, dans lequel sont aussi présentés tous les romans de l'auteur (y compris ses romans de la collection Angoisse et quelques divers). Bonus : l'une des deux nouvelles écrites par Bruss, "Le coupable", parue en 1967 dans un Fiction spécial, et une belle couverture de Ronan Toulhoat avec un sympathique clin d'oeil à la célébrissime fusée de Brantonne qui ornait le dos d'Anticipation. Voici une fois encore la preuve que certains auteurs français tiennent très bien la comparaison avec leurs homologues américains de l'époque, un grand auteur à redécouvrir afin que d'autres de ses romans - j'en ai moi-même deux ou trois en tête, souvenirs de mes lectures de jeunesse, dont Le Grand feu - soient eux aussi réédités et que Bruss ait la reconnaissance littéraire qu'il mérite.
 
Jean-Luc Rivera

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