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Interview 2015 Patrick Marcel pour la Voix du feu
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Interview 2015 Patrick Marcel pour la Voix du feu

ActuSF : Vous traduisez le Trône de fer de George Martin mais également des œuvres de  Neil Gaiman, Mary Gentle... Comment aborde-t-on la traduction de romans d'auteurs parfois considérés par le public comme des "monstres sacrés" ?
 
Patrick Marcel : Disons que j’ai eu la chance d’en attaquer une bonne partie alors qu’ils n’étaient pas des monstres sacrés : j’ai traduit le premier Gaiman, George R.R. Martin alors qu’il n’était qu’un excellent auteur peu connu, par exemple. Le seul vrai monstre sacré que j’ai eu à traduire, ça a été Ray Bradbury, et c’est vrai que pour son livre « De la poussière à la chair », j’ai lu et relu et poli et fignolé le livre, heureusement assez court, parce qu’il y avait une forte composante poétique plus coriace à transcrire… et la pression de ne pas louper la traduction d’un Bradbury. Pour Le Trône de fer, j’ai accepté la traduction juste avant que la première saison de la série « Game of Thrones » soit diffusée, ce qui fait que la pression n’était pas encore trop forte non plus. Finalement, c’est toujours la même chose quand on aborde un livre, quel qu’il soit : on l’aborde en se demandant si on va lui rendre justice, et la réponse se précisera peu à peu au cours de la traduction. On essaie qu’elle soit au plus près de oui.
 
ActuSF : Vous avez également réalisé la traduction de classiques du genre comme L'homme démoli ou Terminus les Étoiles d'Alfred Bester. Peut-on parler de simple traduction pour des romans plus anciens ou y a-t-il un travail de "dépoussiérage" complémentaire sur ces textes pour qu'ils rencontrent un nouveau public ?
 
Patrick Marcel : Un peu des deux : je n’avais pas lu les deux romans en français, donc, pour moi, c’était une traduction « normale ». Le dépoussiérage se fait parce qu’on traduit forcément l’œuvre avec la vision d’aujourd’hui, même si l’on cherche éventuellement à préserver une partie de l’écriture, de l’arôme de l’époque. Et dans le cas présent, il s’agissait aussi de publier une version plus complète des romans que celle qui avait été traduite jusqu’ici. On peut parler d’une restauration. C’était un travail d’autant plus intéressant que Terminus les Étoile reste un de mes romans de SF favoris, une version baroque du Comte de Monte Cristo qui reste, me semble-t-il toujours aussi excitante à lire.
 
 
ActuSF : La Voix du feu d'Alan Moore ressort ce mois-ci en poche dans la collection Helios. Comment avez-vous abordé ce roman composé de plusieurs récits de différentes époques, de plusieurs voix qui forment une unité commune ?
 
Patrick Marcel : Avec une certaine appréhension : c’est un recueil de douze nouvelles se situant au fil de l’histoire de la ville de Northampton, et chacune a un ton légèrement différent, parfois avec un style d’époque assez marqué. L’ensemble constitue un roman étonnant, avec son réseau multiple de correspondances entre les chapitres, une sorte de cristallisation d’un esprit local, avec ses mythes, ses drames, qui cimentent son histoire. Plusieurs chapitres, le premier bien sûr, mais aussi celui où une tête coupée réfléchit aux événements qui l’ont conduite en haut des portes de Northampton, ou celui où un poète « primitif » du XIXe siècle, un peu fou, écrit ses souvenirs dans une sorte de flot de conscience dépourvu de ponctuation, sont assez singuliers à retranscrire. C’est vraiment un ouvrage puissant, qui hélas n’a pas rencontré son public à sa parution chez Calmann-Lévy. Je crois que les gens ont eu peur du premier chapitre.
 
ActuSF : Pouvez-vous nous parler de votre approche de traduction de la première nouvelle de la Voix du feu dont la construction est très particulière ?
 
Patrick Marcel : C’est… spécial. Moore raconte la première histoire par les yeux d’un adolescent de l’Âge de Bronze, un peu simple d’esprit, qui ne fait pas la différence entre rêve ou réalité. Il s’exprime dans une langue qui est un anglais rendu à ses racines : Moore déconstruit les mots courants pour créer une sorte de langage premier, qui est parfaitement artificiel, mais retranscrit bien l’idée d’un temps où le langage commence à s’organiser. Ça fonctionne bien en anglais, mais le français n’est pas bâti sur les mêmes règles, donc j’ai dû essayer de rendre un effet semblable, avec des règles différentes, mais allant dans le même sens. C’est un exercice qui m’a donné du mal, d’autant que la nouvelle est assez longue. Au bout d’un moment, je n’étais plus tout à fait sûr de savoir parler français…
 
Cette première nouvelle a tendance à rebuter les lecteurs, mais au pire, ils peuvent la sauter, lire les autres, qui sont bien plus faciles, et y revenir plus tard. Sa lecture demande un effort, mais pas si grand qu’on peut le craindre, et une fois qu’on s’est habitué à ce langage, on voit le monde du protagoniste différemment, on le comprend mieux, rendant la nouvelle beaucoup plus forte. On en sort avec une vision différente du monde. Ce qui est après tout le but de Moore à travers tout le livre, qui est une évocation de l’esprit magique de Northampton, tel que composé au fil des siècles par divers individus remarquables et des destins hors du commun.
 
ActuSF : La voix du feu est le premier roman d'Alan Moore. Il est d'abord connu pour ses scénarios de romans graphiques. Son influence comics transparait-elle dans son texte ?
 
Patrick Marcel : Je ne crois pas vraiment. En fait, je dirais plutôt qu’il montre une approche un peu littéraire dans ses narrations de comics, au contraire. Il y a une exigence d’écriture qui n’est pas fréquente en bande dessinée, et une rigueur de documentation qui lui permet d’enrichir ses idées narratives de toute une couche d’éléments puisés dans la réalité. C’est la même démarche dans La Voix du Feu et il est servi par une histoire de Northampton remarquablement riche en événements singuliers et en personnages marquants, de ce Templier revenu des Croisades au représentant en sous-vêtements bigame et assassin qui clôt quasiment l’ouvrage. On peut probablement trouver des traces de son travail en bande dessinée dans son talent pour croquer des personnages bien typés et des scènes fortes et très visuelles. Bien que ce soit indubitablement une œuvre littéraire, il devrait être assez possible d’en tirer une bande dessinée. Mais ce serait une bande dessinée très singulière !
 
ActuSF : Y a t-il des "particularités" d'Alan Moore, des répétitions, des tics de langages ? Quel est votre regard global sur cette œuvre ?
 
Patrick Marcel : Je n’ai pas l’impression de tics, sinon cette inspiration qui s’appuie sur des personnages préexistants — historiques ou, comme dans les bandes dessinées, des fictions créées par d’autres — pour trouver une vérité d’une époque ou d’un état d’esprit à travers ce point d’ancrage. Dans La Voix du Feu, il crée souvent les personnages en question à partir de faits-divers ou de légendes, plutôt que d’êtres vivants, mais la démarche demeure identique. C’est difficile de comparer ses bandes dessinées, que je connais comme lecteur, et son roman, que je connais de plus près, comme traducteur, mais je n’ai pas l’impression qu’il soit véritablement prisonnier de formules d’écriture ; il reste inventif, et son vocabulaire est recherché et précis. Il y a une grande richesse de langage.
 

ActuSF :Avez-vous eu besoin de vous (re)plonger dans les univers d'Alan Moore (Watchmen, V pour vendetta..) pour travailler sur la traduction de La Voix du feu ?
 
Patrick Marcel : Non, pas spécifiquement. J’avais lu une grande partie de ce qu’il avait fait en comics à l’époque, et j’avais traduit sa nouvelle « L’Hypothèse du lézard », donc je connaissais son travail, mais j’ai abordé le roman en tant qu’œuvre indépendante, sans a priori spécial. C’est vraiment une œuvre séparée, une œuvre de littérature autant que ses bandes dessinées étaient chevillées dans leur médium.
 
ActuSF : Vous avez fait une interview pour bits, le magazine des cultures geek sur Arte, d'autres traducteurs sont sollicité par les médias. Est-ce que les traducteurs sont davantage reconnus, mis en avant ces dernières années ?  
 
Patrick Marcel : Franchement, je ne sais pas. J’ai l’impression, oui, un peu, mais je pense aussi que ce sont de commodes interlocuteurs pour parler d’une œuvre étrangère : un traducteur est assez intimement familier avec l’ouvrage qu’il a traduit, comme peu de personnes peuvent l’être, en-dehors de l’auteur. Les interviewer permet de discuter de l’œuvre. Il y a aussi une fascination à voir comment on passe d’une langue à une autre, surtout pour les vocabulaires spécifiques à un univers : on voit ça par exemple avec Jean-François Ménard, pour les Harry Potter où la transposition des termes particuliers est aussi une façon de comprendre ce qu’ils signifient, ce qu’étaient les mots d’origine et leur sens, bref, un approfondissement. Mais le traducteur reste quand même peu connu de la majorité des lecteurs, ce qui n’est pas une mauvaise chose : si on oublie sa présence en lisant la traduction, ça veut dire qu’il a fait son travail en laissant le lecteur en dialogue aussi serré que possible avec l’auteur.
 
 
ActuSF : Vous avez écrit deux essais, l'un sur le mythe de Cthulhu de H.P Lovecraft, l'autre sur les Monty Python. L'horreur à l'américaine, et l'humour anglais : deux univers qui semblent aux antipodes l'un de l'autre. Qu'est ce qui vous incité à vous emparer de ces deux-thèmes là ? Allez-vous prochainement sortir un nouvel essai ?
 
Patrick Marcel : Essentiellement, ces sont deux passions que j’ai depuis… fichtre : pas mal de temps. Et il s’est trouvé que les Moutons électriques publiaient des collections spécialisées pour lesquelles on m’a demandé si je voulais faire des bouquins sur ces thèmes. Donc, j’ai saisi l’occasion. Pas de rapports entre les deux, en effet, sinon que ce sont des passions que j’entretiens depuis bien des années. J’ai découvert Lovecraft, comme pas mal de monde, à l’adolescence, surtout avec les éditions en Panther Books en Angleterre, et j’ai suivi au fil des ans les déjà nombreuses productions qui s’inscrivaient dans ce qu’on appelle communément le Mythe de Cthulhu. C’était amusant de traiter les grandes nouvelles de Lovecraft comme des éléments réels qui s’inscrivaient dans l’histoire connue, et un peu aussi dans celle que déploient divers ouvrages aux sensibilités voisines. Créer une fausse histoire du monde aussi cohérente que possible avec un tel sujet.
 
Pour les Monty Python, j’avais été alléché par la bande-annonce de « Pataquesse/La première folie des Monty Python », diffusée à « Monsieur Cinéma », mais le film n’avait pas été distribué à Bordeaux pour sa sortie française, à ma grande déception. Pour être sûr de ne pas rater ma seconde chance, j’ai donc filé à la première bordelaise de « Sacré Graal ! », qui a confirmé ma première impression sur l’intérêt de la chose : j’ai failli crever de rire dès le générique. Là encore, je reste un pythonophile fervent, et j’ai accumulé une petite collection de Pythoniana au fil des ans. Le groupe fait partie de mes héros.
 
Pour l’instant, j’ai déjà fort à faire avec mes traductions, donc pas de nouvel essai en vue. Mais en y réfléchissant rapidement, j’ai l’impression que les autres centres d’intérêt que je peux avoir sont déjà couverts, et souvent par des gens plus experts que moi, ce qui limite l’intérêt ou le besoin que j’y mette mon grain de sel.
    
ActuSF : Serez-vous tenté un jour de troquer votre casquette de traducteur pour celle d'auteur de roman ?
 
Patrick Marcel : On ne sait jamais, il ne faut pas insulter l’avenir, mais en principe, je dirais non. Comme tout le monde, j’ai des idées d’histoires, de romans, mais je manque de l’impulsion d’écriture, ce n’est pas une activité qui me vient facilement. Si j’avais plus de temps (et je vais essayer de lever un peu le pied pour l’avoir), ce serait à la bande dessinée que j’aimerais un peu revenir. Dessiner me manque.
  
ActuSF : Vous verra-ton prochainement sur des festivals ou dans une nouvelle interview pour une émission télé ?
 
Patrick Marcel : Je vais participer au Bordeaux Game Show le 9 et 10 mai prochain, c’est donc imminent. Je devrais être interviewé dans l’émission Pop Fiction de France Inter, consacrée au Trône de Fer le samedi 23 mai. Et je serai le 8 novembre au festival des littératures d'aventures à Chaudfontaine, en Belgique. Peut-être à d’autres manifestations aussi, mais je voudrais ne pas trop me disperser, les traductions ne vont pas s’écrire toutes seules !
 
ActuSF : Sur quel projet êtes-vous actuellement ?
 
Patrick Marcel : En attendant le volume 6 du « Trône de Fer », je suis plongé dans l’univers d’Ann Leckie et sa trilogie SF de l’Ancillaire. Le premier volume, « Justice of the Ancillary », que je viens de rendre, a été récompensé par le Hugo et le Nebula, et c’est une vision très étrange de consciences répandues ou bloquées dans des corps multiples ou unique, dans une civilisation humaine où le genre n’est plus vraiment une considération, ce qui conduit à quelques acrobaties de langages plus commodes à retranscrire en anglais qu’en français. J’ai terminé un passionnant roman de Paolo Bacigalupi qui devrait sortir au Diable Vauvert, une sorte de polar adolescent dont le titre de travail est La Fabrique de Doute, sur la désinformation industrielle. Et puis, il y aura une superbe bédé de Milligan et Fegredo chez Urban Comics, Enigma, une minisérie de super-héros particulièrement singulière, un vrai chef-d’œuvre, et le sixième et avant-dernier volume de l’intégrale de Sandman avec peut-être la meilleure intrigue longue de la série, sur des dessins superbes de Marc Hempel.
 
Ça commence à faire pas mal de choses en route !
 
ActuSF : le mot de la fin : si on vous laissez le choix, quel serait LE livre que vous souhaiteriez traduire par -dessus tout ?  
 
Patrick Marcel : LE livre ? Hm, difficile, il y a tellement d’ouvrages que j’aurais envie de traduire si j’avais la possibilités. Mais je crois qu’en tête, il y en a deux, deux chefs-d’œuvre de la fantasy britannique. L’un est The Worm Ouroboros d’E. R. Eddison, une sorte de saga grandiose, l’affrontement entre deux clans, les « Sorcières » et les « Démons » (les noms ne reflètent pas vraiment leur nature), pour la suprématie, dans un style qui est un pastiche de roman de chevalerie. Les héros en sont crispants et fascinants et un des protagonistes, lord Gro, est sans doute un des plus fascinants anti-héros du genre. L’autre est le Lud-in-the-Mist de Hope Mirrlees, l’histoire d’une petite ville qui est voisine du pays des fées, qui est sans doute aussi le pays des morts, et d’une sorte de trafic de fruits hallucinogènes qui se déroule entre les deux. Une œuvre culte pour nombre d’auteurs de fantasy moderne comme Neil Gaiman, et un beau représentant de la fantasy anglo-saxonne avant Tolkien. Tolkien, qui aimait beaucoup The Worm Ouroboros.
 
Je ne suis pas certain qu’il y ait un marché pour des fantaisies aussi peu conformes au moule dominant dans ce domaine, mais ce sont deux œuvres importantes du genre qu’il serait sans doute bon de mettre à la connaissance du public français. Un jour, peut-être !
 

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