Avant de parler de Latium, j’aimerai revenir sur ton parcours d’écrivain avant ce roman. Tu as publié plusieurs nouvelles, dont trois ont d’ailleurs été récompensées par des prix (Imaginales, Visions du Futur et Zone Franche).
Peux-tu nous raconter un peu ton chemin d’écriture ? Tu as commencé par des nouvelles ou tu avais déjà un ou des romans en préparation ?
J'ai commencé par des nouvelles de science-fiction, mais aussi de fantasy, à partir de 2007, qui étaient une manière ludique de continuer à réfléchir après avoir quitté l'université, où j'enseignais la philosophie politique. Et puis de me déprendre d'un certain esprit académique peu porté sur le jeu. Quelques publications, quelques prix, comme tu le signales – et quelques interactions décisives (une rencontre avec Jacques Goimard, quelques échanges avec Serge Lehman…) m'ont fait comprendre que les "mauvais genres", c'était quelque chose de très sérieux, à ne pas prendre au second degré.
C'est là une de mes convictions. La S.-F. constitue, de mon point de vue, l'un des lieux où l'exercice de la narration est possible, dans toute son ampleur – y compris des approches impossibles ailleurs, comme l'épopée.
Au bout de trois ans, avec l'impression que j'avais assez appris avec la forme courte, j'ai décidé d'écrire un roman, un space-opera. J'avais un projet en tête, qui était trop ambitieux. Une sorte de roman-monde. Je n'étais pas à même de mener un tel travail, et cela aurait été trop long. Je n'en suis toujours pas capable, d'ailleurs.

Comment est née l’idée de Latium ? Qu’est-ce qui t’a donné envie d’écrire un space opera ?
Une image mentale plutôt qu'une idée. Des princes et des princesses à la mode antique, très beaux, très froids et calculateurs, se livrant à des intrigues et des combats, dans l'espace, avec des palais à colonnes et des cultes païens. Un "trip" au croisement entre space-opera et Antiquité revisitée, pour ainsi dire
Toute l'intrigue sert à justifier ce concept : Latium se déroule dans un futur lointain, mais pas notre futur. Il s'agit d'une uchronie, où un empire romain gréco-latin a conquis le monde, puis le système solaire. Les intelligences artificielles survivantes de l'humanité héritent de cette culture-là.
Le point de divergence avec notre réalité est explicité quelque part dans le tome 1 : j'offre un verre au premier lecteur qui l'identifie.
Dans le pitch, l’humanité a été détruite. Peux-tu nous présenter ton héroïne, Plautine, et qu’est-ce qui la différencie d’un humain ? Est-ce que ça va induire chez elle des réactions différentes ?
Au début de Latium, Plautine est un vaisseau spatial de plusieurs kilomètres de long, une machine de guerre cosmique, en sommeil à la périphérie de l'empire, rongée comme tous ses pairs par une névrose liée à la disparition de ses maîtres humains. Pour retrouver le dernier homme, celui qui pourra donner les ordres nécessaires à la survie de la civilisation post-humaine (le "Latium"), elle crée une réplique de ce qu'elle a été dans le passé, un automate, mais doté d'un corps. Cette Plautine-là est le véritable héros de l'histoire.
La nouvelle Plautine constitue un pont entre les automates et les humains. Elle dispose d'une caractéristique dont les noèmes (les logiciels) sont privés : l'incarnation, la capacité à se souvenir et à rêver. Elle va réussir là où les autres ont échoué grâce à cela, et dotée d'une inébranlable conviction intérieure, presque mystique. J'ai voulu représenter en Plautine une forme de courage moral, de refus de la compromission, la capacité à se dresser contre l'injustice en toutes circonstances, jusqu'au sacrifice de soi. Cette force intérieure constitue sa seule arme, face à un monde peuplé d'Intelligence artificielles quasi-divines et de monstres de l'espace.

Comment as-tu conçu ce gigantesque univers et les forces qui le composent ?
J'ai voulu faire du grand spectacle. Les effets spéciaux, c'est gratuit dans un roman. J'avais à cœur de renouveler l'exercice de la bataille spatiale, de la rendre à la fois aussi réaliste, aussi fluide et aussi épique (ou colossale) que possible. J'ai aussi travaillé la dimension "peplum" des décors, les monuments, la culture, le syncrétisme entre culture latine, grecque, orientale…
Après, je conçois la science-fiction comme un exercice de déduction. Une fois posé les prémisses du monde (et si des intelligences artificielles étaient contraintes par leur programmation comme des héros du théâtre classique l'étaient par l'honneur ?), tout le reste en découle. Le monde latin et grec, la structure politique de l'Urbs, la cité spatiale des Intelligences, avec un Imperator à sa tête, la race des hommes-chiens qui sont des guerriers homériques, la religion pythagoricienne et néoplatonicienne où l'on vénère le soleil, les nombres et les concepts.
La présentation de Lunes d’encre parle de Dan Simmons et de Iain M. Banks, mais aussi “de la philosophie de Leibniz et du théâtre de Corneille”. Est-ce que ce sont des références qui correspondent à ton roman et quelles sont tes influences ?
J'ai essayé d'écrire ce que j'aurais voulu lire, un space-opera à grand spectacle. Un de mes sujets de fond est : peut-on faire de la science-fiction sur la base d'un substrat culturel qui soit spécifique, disons, à l'Europe continentale, à la latinité, différent des anglo-saxons. De ce point de vue, les auteurs que j'ai en tête sont Dan Simmons, Iain M. Banks, A. Reynolds, dont je suis fan : des batailles spatiales et de la métaphysique, une authentique exigence littéraire, beaucoup de références culturelles.
Après, je recommande aux fans de S.-F. de lire La Monadologie de Leibniz, dont je m'inspire beaucoup (par exemple pour le déplacement instantané des vaisseaux spatiaux de Latium…). Il décrit un monde constitué non pas d'atomes, mais de corpuscules spirituels, qui sont tous coordonnés entre eux et constituent une gigantesque machine cosmique, fabuleusement complexe – cela allait bien avec un roman dont les personnages sont des automates.
Corneille et le théâtre du Grand Siècle sont très importants également. Latium est construit comme une tragédie classique. Ce qui arrive aux personnages est l'effet d'une implacable mécanique dramatique. C'est la "French touch" de Latium.
Le manuscrit fait près de deux millions de signes. Comment as-tu travaillé et depuis combien de temps portes-tu ce projet ?
J'ai rédigé le premier jet à Noël 2010, d'un coup. A l'été 2015, j'en étais à ma troisième réécriture de Latium, je n'en pouvais plus, et la mort dans l'âme, épuisé, je l'ai envoyé à Denoël.
J'ai une approche très artisanale de l'écriture, très poussive. J'ai travaillé comme un peintre, d'abord les grands blocs de l'intrigue, puis les détails, de plus en plus fins, dialogues, décors, allusions, clins d'œil… J'écris et je réécris pendant des années. J'ai l'impression d'avoir torturé chaque phrase de Latium dans tous les sens au moins trois ou quatre fois (dix à vingt pour les moments clé). J'ai voulu retranscrire en la modernisant une sorte de style Grand Siècle. Je voudrais que le lecteur ait parfois l'impression d'être à la Comédie Française, sous les dorures, sauf que, sur scène, ce n'est pas une pièce du répertoire classique, c'est un space-opera.
C’est ton premier roman publié, dans une belle collection qui plus est, comment tu vis tout ça à quelques jours de la parution de ton livre ?
J'ai passé du temps à corriger le texte avec mon éditeur, Gilles Dumay, qui a été formidable, mais vu les dimensions du texte, ça a pris un an. Je suis très fatigué et un peu vidé. J'ai l'impression d'avoir vécu une aventure personnelle, d'avoir changé, entretemps, et de devoir dire adieu à mes personnages.
Et quels sont tes projets ? Sur quoi travailles-tu ?
J'ai quelques travaux de plume en cours en lien avec Latium, principalement des nouvelles qui se déroulent dans l'univers du roman, qui constituent des "préquelles", et dévoilent des éléments clé de l'intrigue. L'une d'entre elles, De si tendres adieux, paraîtra bientôt dans Bifrost.
Mais ce qui me pend au nez, c'est surtout de m'atteler à la suite de Latium. Rendez-vous dans quelques années !
