Il est parfois utile de disposer d'un certain recul afin de mieux analyser une œuvre. C'est le cas ici1. Car cette Maison des feuilles est sortie voilà plus d'un an, et entre-temps il est déjà devenu une sorte de livre culte, presque un objet sacerdotal. L'étrange référence d'un catéchisme un peu vide, puisqu'on ne parle pas de La Maison de feuilles. On l'a lu, voilà tout. C'est le seul signe de reconnaissance. La condition nécessaire et suffisante. Figure centrale de ce long documentaire, William Navidson, photo reporter, lauréat du Prix Pulitzer et, à l'heure où débute l'histoire, apprenti mari casanier et père de famille sédentaire en devenir. C'est sa compagne - Karen Green - qui, lassée de ses continuelles pérégrinations, a convaincu Navidson de quitter New York pour venir s'installer en Virginie dans une petite maison coloniale qu'ils viennent d'acheter. Dès les premières images, il apparaît très clairement qu'il s'agit là de la dernière chance qu'ils accordent à leur couple. Et pour cet homme d'images, filmer l'installation de sa famille dans leur maison d'Ash Tree Lane, et dans cette nouvelle vie, c'est le moyen de s'assurer une transition en douceur. "At the worst, a house unkept cannot be so distressing as a life unlived" | ||||
Dame Rose Macaulay5 | ||||
Tout d'abord c'est l'apparition d'un placard entre la chambre des parents et celle des enfants. Là où, quelques jours auparavant il n'y avait rien d'autre qu'un mur, s'ouvre désormais un réduit aux murs d'un noir cendreux. Vérifications faites, Navidson s'aperçoit qu'il y avait bien à cet endroit un vide sanitaire permettant son installation. Toutefois, lorsqu'il entreprend d'en mesurer la profondeur exacte, il ne peut que constater que sa maison est plus grande d'un demi centimètre à l'intérieur, qu'à l'extérieur. Alors que les trois hommes se penchent sur ce problème, un autre changement va venir tout bouleverser. Sur le mur de salon, un couloir est apparu. Il ne fait guère que quelques mètres, lui aussi est peint de ce noir cendreux, et il y règne un froid glacial. Mais surtout, le mur sur lequel il s'ouvre, ne donne normalement sur rien d'autre que le jardin. Il leur faut se rendre à l'évidence une fois encore. Ce couloir n'existe qu'à l'intérieur de la maison. Dès lors, Zampanò va continuer de nous décrire plan par plan, l'exploration de ce couloir, tout autant qu'il va tenter d'expliquer les conséquences qu'une telle incongruité physique vont avoir sur les protagonistes de l'histoire. Pour se faire il ne va se priver d'aucune des sources à sa disposition, et reprendre, parfois extensivement, toutes les thèses défendues depuis la sortie du film par les plus impliqués de ces exégètes. Lui même, se plaçant en spécialiste du Navidson Record, n'avance jamais la moindre théorie7. Suivent donc prêt de 600 pages d'un essai chargé et érudit, parfois fascinant, parfois d'un ennui mortel. Seulement voilà ! Comme nous le dit Johnny Errand, dès le début du livre… … le Navidson Record n'existe pas ! "Wir müßen nicht ein Irrsinnigerhaus besuchen, um zu finden zerrütteter Verstand; unser Planet ist die Geistesanstalt des Universums"
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Johann Wolfgang Von Goethe8 | ||||
De fait, toutes les notes de Zampanò s'y rapportant, de même que les innombrables références citées sont totalement inventées, et cela en dépit de leur très convaincant vernis d'authenticité. Cela ne va pas empêcher Errand de mener à bien la reconstitution minutieuse du manuscrit original, qu'il va à son tour annoter très largement. Mais cette fois, loin des abondants renvois littéraires de Zampanò, c'est sur un mode bien plus personnel que Johnny s'adresse à nous. Freak typique de Los Angeles10, qui traîne derrière lui son comptant de stigmates douloureux, Errand est conscient de la totale inanité de sa démarche, et jette sur ses efforts un regard tout d'abord amusé. Mais très vite son esprit bat la campagne, puis, via les longs délires qu'il nous impose, nous offre le spectacle de sa descente au fond du gouffre11. Sa propre dégringolade accompagne en contrepoint l'exploration du couloir qui est apparu dans la maison des Navidson. | ||||
A mesure que l' on s'enfonce | ||||
dans | ||||
dédale
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Johnny. | ||||
Ce qui ne l'empêche toutefois pas de faire scrupuleusement son travail d'archéologue littéraire. Il respecte les curieuses mises en pages prévues par Zampanò. | ||||
Parties intégrantes | ||||
du récit, | ||||
elles imposent leur propre | ||||
rythme | ||||
au | ||||
lecteur, | ||||
ne consacrant parfois qu'un mot à une page, ou à l'inverse la surchargeant de cadres et de renvois. Une technique à rapprocher de la grammaire du langage filmé14, et là, Danielwski paie tribut à son père, le cinéaste d'avant-garde Tad Danielwski. C'est d'ailleurs à la mort de ce dernier en 1993, que l'auteur a commencé la rédaction définitive de La Maison des feuilles15. | ||||
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Zampanò était devenu aveugle16. Parfois même, des pans entiers de texte manquent, tout simplement parce que Errand ne les aura pas retrouvés. Et à cet égard, il est tout à fait fascinant de remarquer que | ||||
19. | ||||
Evidemment, avec de telles gymnastiques stylistiques il est de bon ton de penser à l'Oulipo21. L'influence est effectivement possible, Danielewski ayant passé un an en France, et l'Oulipo ayant largement essaimé dans les milieux francophiles internationaux fréquentés par les parents de l'auteur. Mais on pourrait aussi citer des influences supposées plus directement anglo-saxonnes. Ainsi William Blake, qui pour en être "le plus grand poète de son temps" n'en était pas moins, pour pouvoir manger, un graveur, au demeurant dénué du moindre génie. La conjonction de ces deux talents lui donna l'idée de plier ses textes aux contours de gravures originales, créant alors une sorte d'œuvre globale. Et là encore on boucle une autre boucle avec la tentation de l'Art Total. Si Mark Z. Danielwski est un écrivain, il applique à ses textes un traitement cinématographique. On l'a vu. Dans les nombreuses annexes du roman, qui sont sensées être des notes non classées de Zampanò, figurent des collages ou des croquis, inspirés ou même représentant le Toutefois Danielewski se défend d'avoir écrit un roman de genre. Il cite d'ailleurs régulièrement cet exemple d'une femme venue à lui lors d'une séance de dédicace et qui lui a dit : "Je croyais avoir affaire à une histoire d'horreur, mais finalement, c'est une histoire d'amour". Et c'est vrai, au final, ce roman échappe avec acharnement à toute classification. C'est une sorte d'objet littéraire22. S'il renvoie à des références classiques habilement digérées, l'univers de ce roman n'a jamais été aussi actuel. Œuvre ultime, se pourrait-il alors que La Maison des feuilles sonne le glas de la littérature ? Sans doute pas, mais son univers délibérément syncrétique porte en lui les germes d'une nouvelle écriture. Car bien plus qu'un roman, nous avons sans doute affaire ici au premier post-roman23. | ||||
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