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Alice au pays des merveilles suivi de De l'autre côté du miroir

Lewis Carroll ( Auteur), André Bay (Traducteur), Jean-Claude Silbermann (Illustrateur de couverture)
Langue d'origine : Anglais UK
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 28/02/2003  -  livre
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Alice au pays des merveilles suivi de De l'autre côté du miroir

La littérature enfantine victorienne ne présentait jamais de héros pensants. Les protagonistes enfantins vivaient différentes aventures, empreintes de morales et de principes de vie, en vue de devenir des adultes socialement intégrés. Ils n’avaient aucun moyen de se révolter contre leur sort, de réfléchir ou même de contredire l’auteur qui les faisait vivre, à part pour s’orienter directement vers le mal et l’opprobre. Alice a été la première héroïne à changer la donne. Raisonnant, souvent raisonneuse, elle devient la figure la plus juste, la plus tendre mais également la plus controversée de l’histoire de la littérature enfantine.

Alice ! A childish story take…

Avant de devenir papier, Alice se nommait Alice Liddell et, le 4 juillet 1862, avait dix ans. Le destin – ou plutôt le souhait fervent de son admirateur – a voulu que ce jour-là, Lewis Carroll, encore nommé Charles Lutwidge Dodgson, rende visite à sa famille et décide d’amener Alice et ses deux sœurs, Lorina et Edith, faire une promenade en canot sur la rivière. Afin d’amuser sa jeune amie, il lui raconte la rencontre d’une petite Alice et d’un lapin blanc. Ainsi naît Les Aventures d’Alice Sous Terre. L’histoire moderne nous raconterait comment Charles Dodgson, conscient d’avoir entre les mains un petit chef d’œuvre, déciderait de travailler son manuscrit et de le proposer à la publication. Une histoire cynique dépeindrait l’auteur comme un affreux arriviste, perdu dans ses ambitions littéraires. Ce ne fut pas le cas. L’histoire est plus trouble et plus exquise que ce que l’on imagine toujours.

A trente ans, Le Révérend Charles Dodgson est professeur au collège Christ Church d’Oxford, lorsqu’il commence à écrire des pièces et des poèmes, pour retrouver le monde confortable de l’enfance où, avec ses dix frères et sœurs, il soignait sa maladresse et son imagination par un goût pour le nonsense et l’écriture. Charles Dodgson ne sera pas un professeur de mathématiques mémorable, tel qu’on voudrait l’imaginer, un fou délirant digne du Cercle des Poètes Disparus. Au contraire, ses cours sont soporifiques. Il est affligé de deux tares pour l’époque : bègue et gaucher, il souffre de plus d’ennui profond, maladie cyclique qu’il ne peut guérir qu’en passant ses nuits à écrire.
Dodgson ne s’attache à aucun collègue, aucun élève et à vrai dire, il semblerait qu’il ne se soit jamais attaché à un adulte. L’époque victorienne, à la fois prospère et précaire, rigide et exaltée par la modernité, convient fort bien à cet enseignant taciturne et muet : il en est le produit parfait. Il se passionne pour la technologie : le phonographe, le stylographe, les nouveaux moyens de locomotion et bien sûr, la photographie. Tout au long de sa vie, il prendra de nombreux clichés de ses amies enfants et de leur famille et utilisera même sa passion pour atteindre les fillettes que des parents un peu plus suspicieux que les autres, un peu moins plongés dans la satisfaction sereine de la bourgeoisie anglaise auraient voulu éloigner de cet étrange jeune homme.

L’ambiguïté de Charles Dodgson


Là est le point de la vie de Dodgson que de nombreux biographes ont tenté d’éclaircir, et que quelques grands amoureux de son œuvre ont abordé pour étayer des théories sur sa créativité. Il semble en effet difficile de taire la combinaison de passions qui ont donné naissance à l’œuvre de Carroll : la littérature, les énigmes, les contes et les enfants. En effet, les seules personnes qui peuvent approcher Dodgson et éveiller son intérêt au point d’arriver à vaincre sa terrible timidité pour leur plaire sont les petites filles. Alice Liddell restera au centre, ou du moins au commencement de son univers littéraire mais d’autres enfants viendront également inspirer Dodgson devenu Lewis Carroll. Il passera ses nuits à leur écrire, leur proposant histoires, énigmes, casses têtes et autres jeux issus de son esprit passionné de nonsense. Il passera de nombreuses après-midi à les photographier, capturant la candeur et la sensualité de l’enfance au travers de scénettes inspirées des contes et des illustrations de l’époque. Des années plus tard, sa sœur, consciente de la controverse qui ne manquerait pas d’arriver, arrachera certaines pages de son journal intime, afin de préserver l’œuvre de l’ambiguïté de l’auteur.
Ambigu, Dodgson l’est. Celui à qui on ne connaîtra jamais aucune forme de sexualité active se complait dans ce monde enfantin. Il ne peut sans doute pas oublier qu’il est un adulte et que ses intentions, bien que chastes, sont évidemment plus troubles que celles des fillettes qui se prêtent avec obligeance au jeu des séances photos.
Obsédé, il l’est également, non pas par des pulsions que nul n’a jamais pu trouver dans ses écrits, mais par la jeunesse que ses clichés figent à jamais. Voilà sans doute ce qui passionne Dodgson dans la photographie : elle arrête le temps. Et, peut-être, elle fait reculer la mort.

Alice au Pays des Merveilles et De l’autre côté du miroir exaltent cet aspect morbide et obsessionnel de Lewis Carroll. Lorsque Alice, sept ans et demi, croise une figure des Nursery Rhymes (les comptines), Humpty Dumpty, ce dernier lui assène ce que Carroll assénait à ses amies enfants qui avaient eu le mauvais goût de grandir : « Convenablement aidée, vous eussiez pu vous arrêter à sept ans. ». Convenablement aidées, les amies enfants de Carroll ont toujours sept ans, sur le papier, sur les photographies et dans son esprit cruel. Le terme est lâché : Dodgson est un être extrêmement convenable, rigide et ennuyeux qui fera tout pour devenir le mentor des enfants qu’il croisera et donc les aider. Son goût du nonsense et son imagination délirante s’appuieront d’ailleurs sur cette rigidité nullement améliorée par le contexte social. Et parmi les visages des enfants qui le côtoieront, il n’aura de cesse de rechercher celui d’Alice, amoureux platonique et ambigu, homme fermé et parfois ingrat, auteur gracieux et perfectionniste.

Une œuvre uniquement destinée aux enfants

Il fallut bien des années pour mettre à jour le caractère ambigu de l’œuvre de Carroll. Un adulte aurait tôt fait de s’interroger sur le sens de ses mots et peut-être même de sentir entre ses lignes l’interdit majeur, le spectre de ses obsessions. Les parents de l’époque victorienne furent moins inquiets que ceux de la notre: ils ne virent qu’un joli conte de fées, sans fées, certes mais illustré des superbes dessins de Sir John Tenniel ou de Carroll lui-même. Le livre connut une version pour nursery et passa finalement à la postérité sans jamais définir réellement la moralité de son auteur.

Préoccupations très adultes et très responsables dont les enfants n’ont que faire…

Si des générations d’enfants se sont plongés dans ses livres, ce n’est pas tant pour la maîtrise linguistique de leur auteur ou pour l’univers qu’il présente : depuis des décennies, plus personne ne chante les nursery rhymes qu’il détourne ni ne se souvient des poèmes qu’il agrémente de ses « mots valises » (des mots combinés en contenant et contenu qui permettent de résumer deux, voire trois sens différents) tels qu’on en trouve dans son fameux Jabberwocky. Les sujets traités dans Alice sont la mort, la peur de vieillir, l’absurdité du monde des adultes et l’aventure intérieure. Seul un enfant, encore plongé dans un univers de sens et non pas de mots exacts, définis et utiles, peut percevoir les thèmes de Carroll. Seul un enfant, encore persuadé de son immortalité, comprendra sans frémir l’inexorable fin de son héroïne : comme dans Peter Pan, elle vieillira et se contentera de raconter ses aventures, à défaut de les vivre. Enfin, seul un enfant cherchera la clé du monde merveilleux d’Alice et finira par comprendre qu’elle est en lui et qu’elle disparaîtra un jour. James Barry parlait de l’affreuse faculté d’oubli de l’enfance et, si nous nous plongeons dans nos souvenirs, nous comprendrons cela : seul un enfant refermerait Alice au Pays des Merveilles pour repartir, insouciant, vers d’autres aventures.

Carroll n’est pas tant obsédé par le regret de sa propre enfance toute puissante: ce qu’il regrette, c’est de voir vieillir celles qu’il a adulées et dont il s’est inspiré et finalement, d’avoir la preuve qu’on ne peut y échapper.
Seul un enfant peut avoir conscience d’être au centre d’un œuvre qui l’exalte et le juge, lui rappelant que son règne est éphémère et qu’il doit en profiter. Qu’il peut se laisser aller et ne rien diriger. Qu’il peut également, premier enfant roi d’une littérature enfantine dans l’action et la raison, influer sur le cours des choses.
La voix de Carroll, véritable couperet, finira par lui donner raison : la vie, en soi, est un nonsense permanent.

Alice au pays des merveilles

Alice s’ennuie fermement, assise sous un arbre, aux côtés de sa sœur plongée dans son livre, lorsqu’un lapin blanc traverse soudain le sentier. Sortant une montre de son gilet, il part à toutes jambes vers son terrier, suivi aussitôt par la curieuse fillette… Son aventure commence alors, perdue dans un pays des merveilles aussi terrifiant qu’extravagant.

Des personnages sortis de Nursery Rhymes

L’univers de Lewis Carroll reste proprement inconnu à un lecteur français. La plupart des chansons qu’il pastiche proviennent directement des Nursery Rhymes et de poèmes depuis longtemps oubliés. Ses personnages, issus de ces comptines, ne sont donc familiers au lecteur que par l’œuvre elle-même, revisitée et interprétée mainte et mainte fois, depuis le XIXème siècle. 
Les inventions et transformations trouvées par l’auteur ont également été tirées de la société qui l’entoure ; Alice au Pays des Merveilles, bien que présenté comme un conte de fées sans fée, n’a pas le ton intemporel (à défaut du style) des véritables contes. Carroll tient à décrire ce qu’il voit, pour mieux le détourner et même parfois dénoncer légèrement, sous couvert de futilité et d’absurde. Nous ne sommes pas dans le pastiche au sens moderne du terme mais bien dans le nonsense le plus complet.

Ainsi, Alice rencontrera une tortue à tête de veau, la Tortue Fantaisie, être mélancolique et ridicule. L’allusion demeure incompréhensible pour le lecteur français : il s’agit en fait de la matérialisation « absurde » d’un plat anglais. On trouve en effet, dans les restaurants de cette époque, deux sortes de soupe à la tortue : la soupe à la « vraie » tortue et la soupe à la tortue Fantaisie, qui est en fait une soupe à base de veau.
Elle croisera également un griffon issu des légendes plus classiques ; là est le nonsense carrollien : des éléments absurdes mêlés à des personnages familiers, animés par des sentiments et des idées totalement inhabituels. Les personnages de Nursery Rhyme s’avèreront délirants, effrayants et rarement égaux à eux-mêmes.

Des conseils déguisés et des épisodes fous : deux voix pour une logique terrifiante

Le principe du Pays des Merveilles, c’est justement qu’il n’y a pas de principe et les personnages que la fillette rencontrent expriment eux-mêmes le plus grand nonsense existant : ils passent leur temps à la tancer de ne pas comprendre un monde qui n’a aucun sens en soi au final. Le nonsense a pour définition l’absence finale d’un certain sens, dont on attendait l’effet. Il n’y avait pas de matériaux plus adéquats que le monde familier de l’enfance. On peut y voir une appréhension des adultes, prodigues de conseils qui paraissent tous absurdes et idiots à l’enfant mais également la voix cruelle de Carroll qui en profite pour mêler à la caricature ses propres idées et pensées intimes. Or, Carroll ne s’en tient pas là. Il serait trop facile de reprendre les thèmes connus et de les adapter.
En créant une héroïne enfin douée de raison, il n’a d’autre solution que de la confronter à une des plus grandes peurs de l’enfance : des personnages doués de déraison absolue, des marionnettes muées par une volonté propre et qui prennent parfois la voix de leur auteur. Il lui suffit par la suite de montrer une Alice posée et pratiquement maîtresse de ses émotions pour ne pas plonger le lecteur dans la terreur absolue.

Effectivement, Lewis Carroll utilise facilement l’alternance de plusieurs voix, mêlant les conseils d’adultes, crédibles et responsables, à des discours déformés par un esprit loufoque. Le chat du Cheschire, par exemple, connu pour son sourire permanent, peut s’avérer d’une grande utilité comme d’une inefficacité absolue. Réel guide de l’aventure, il ira jusqu’à perdre Alice pour mieux lui faire remarquer ses erreurs. Le ver à soi, également, est l’une des voix « adultes » d’Alice : terrifiant, sec, il aide Alice à grandir et rapetisser comme elle veut, en la mettant tout de même face à sa stupidité ou son impuissance.

De l’absurde amusant à l’absurde inquiétant

Ce qui peut paraître plus inquiétant à un enfant, dans l’univers de Carroll, c’est la folie pure, celle qui détruit l’esprit et ne se traduit pas par une hystérie somme toute banale ou parfois simplement familière.
Les personnages les plus fous d’Alice sont sans conteste le Chapelier et le Lièvre de Mars. Bloqués à l’heure du thé pour l’éternité, tournant autour d’une table couverte de théières sales, maltraitant un loir endormi, leur déraison atteint des paroxysmes lorsque Alice se retrouve coincée dans leur monde et peut-être perdue à jamais. L’idée de la malédiction du temps fait son chemin : Alice doit lutter contre la folie ambiante et son départ tient presque de la survie. A aucun moment, elle ne devra se débattre autant contre la déraison qui l’entoure. Un autre personnage tombe vite dans l’expression de la terreur : la Reine de Cœur, gorgone hurlante et sanguinaire, dont le seul leitmotiv est « Qu’on lui coupe la tête. ». Même si ses menaces ne seront jamais mises à exécution, ses interventions, en particulier durant le procès des tartes (où un valet de cœur sera accusé d’avoir volé des tartes avant de commettre son crime), s’inscrivent dans le répertoire de la folie la plus féroce: celle du pouvoir et de l’injustice.

Le procès dans lequel intervient Alice est une parodie absolue de la justice anglaise : les jurés, des animaux, y assistent dans le bazar le plus complet, l’accusé ne sait pas s’exprimer, les avocats se retournent contre leurs clients, et les témoins deviennent accusés…Voilà donc une enfant face à la hiérarchie et sa représentation impitoyable, la Reine de Cœur. Il suffit d’imaginer (ou de se souvenir de) l’impression d’impuissance et d’écrasement face à l’autorité absolue. Alice arrivera à s’échapper de cette ultime épreuve…en se réveillant, tout simplement.

Elle échappe donc à la mort dans le pays des merveilles mais pas au temps dans le sien : il n’y a pas dans notre monde de Temps orgueilleux qui arrête ses aiguilles pour une seule personne. Alice vieillira donc et regrettera les peurs délicieuses créées par un pays de nonsense. Peut-être, écrit Carroll entre les lignes, sera-t-elle capable de retrouver le chemin du pays des merveilles en le racontant à d’autres enfants mais il semblerait, pour un Charles Dodgson  mélancolique, que son langage en soit perdu à jamais. Sans les enfants, elle ne saura pas faire revivre les personnages de son aventure dans la triste réalité. Sans doute est-ce là le secret du succès d’Alice au Pays des Merveilles, de Peter Pan ou de Nils Olgerson: la prise de conscience d’une vie au jour le jour dans un Eden éphémère où tout est hostile, familier, amusant et terrifiant et que l’on perdra à jamais, un jour.

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