Bombe littéraire :
sur Game over de Joël Houssin (1983)
Parmi la profusion d’œuvres appartenant au « post-nuke », ce genre prenant pour cadre des mondes post-atomiques, il serait tentant de balayer rapidement du champ des œuvres notables un titre comme Game over de Joël Houssin pour ne retenir que des ouvrages plus ouvertement « littéraires » et assurément plus sérieux. Publié dans la populaire collection « anticipation » du Fleuve Noir, débitant à la chaîne des romans prêts à consommer et de taille réduite, ce produit d’une littérature trash apparaît comme le prototype du roman voué à rejoindre les poubelles ou l’enfer de l’histoire littéraire : espèce de sous Mad Max psychédélique et halluciné, ce roman de gare écrit dans une langue souvent vulgaire ou argotique et visiblement mal foutu (il est truffé de digressions délirantes qui viennent perturber la ligne droite de l’intrigue principale et s’achève sur une conclusion bâclée) semble davantage présenter toutes les tares d’une littérature pulp bon marché ou d’un produit calibré pour un lectorat avide d’adrénaline que les traits caractéristiques d’une littérature de qualité.

Une reprise de Mad Max 2… (4e de couverture de Game over)
Ce serait pourtant compter sans le talent d’écriture de son auteur, Joël Houssin, redécouvert récemment grâce à la réédition chez Ring de Loco puis de l’intégrale du Dobermann. Auteur fleuve au début des années 1980, Joël Houssin avait alors enchaîné plusieurs romans d’anticipation remarquables (comme City ou Blue…), soit autant d’ouvrages noirs et nerveux, tous situés dans des mondes urbains et déliquescents, que dépeignaient parfaitement une langue verte et argotique aux effets forts électrisants. Paru en 1983, Game over ne dérogeait pas à ce canon. Cependant, si cet ouvrage déjanté nous semble particulièrement remarquable, c’est essentiellement pour la traduction à la fois formelle et littéraire qu’il donne de la bombe et de ses effets. Avec Houssin, le roman post-atomique devient une bombe littéraire, une œuvre dont le récit, la forme, l’intrigue, la langue et le style enregistrent les effets de la bombe et la littérature de gare se métamorphose en un lieu d’expérimentation formelle et linguistique idéal, un laboratoire dément et sans garde-fous où peuvent s’élaborer le nouveau langage et les formes mutantes ou dégradées du post-atomique.
Au fil du récit…
Après un exergue éloquent rappelant la rupture morale et épistémologique amenée par l’ère atomique, et le changement au niveau des consciences qu’elle implique, le prologue du roman met en scène une fin : celle de notre civilisation suite à l’explosion d’une bombe nucléaire. Mis en ouverture, cet événement traumatique – véritable clé du roman – est saisi à travers quatre points de vue : quatre vies balayées par un souffle brûlant, quatre existences pulvérisées, vitrifiées et éparpillées alors qu’elles vaquaient à leurs occupations quotidiennes, quatre fils du destin interrompus par l’holocauste nucléaire. Dès cette saisissante introduction, Houssin épouse la dynamique de l’explosion en faisant le choix de l’éclatement du point de vue et sa construction, en répétant trois fois le moment de l’explosion, de proche en proche, ne va pas sans évoquer une forme de réaction en chaîne.
Passé ce prologue explosif, le récit enchaîne avec une action se situant dans « l’ère du Châtiment », soit la période qui succède à l’holocauste et durant laquelle les survivants de l’explosion se sont reconstitués de façon dirigiste, en une mosaïque de régions apparemment pilotées depuis le Front des sciences. Au sein de ce monde atomisé et morcelé en différentes zones, le chauffeur routier (« traceur de ligne ») Des Moines se voit confier une mission : convoyer dans une véritable machine de guerre au moteur surpuissant un Précognitif, mutant issu du Châtiment nucléaire, pour l’amener vivant au « Front des sciences », en empruntant une ligne dont personne n’est jamais revenu vivant, pendant une saison périlleuse (« la Saison des Brouillards ») où chacun reste d’habitude chez soi. En compagnie d’un jeune copilote, Des Moines s’embarque donc à bord d’un bolide tout en pointes et commence à tracer sa ligne, filant tout droit en direction du Front des sciences, au sein d’un brouillard opaque et de zones de plus en plus dangereuses…
Fusion.
Si le monde futur imaginé dans Game over reprend classiquement toutes les caractéristiques des univers post-atomiques (atmosphère lourde et toxique, monde en cendres et désolé, dégradation et entropie généralisées…), l’originalité de la démarche de l’écrivain consiste à convertir les conséquences de la bombe en une écriture. Chez Houssin, la bombe et ses effets ne se contentent pas de faire muter les organismes mais génèrent surtout une langue mutante, faite de mots fondus les uns dans les autres ; de même, provoquant la fonte des corps et la destruction des matières, la bombe semble également désagréger le tissu de l’univers jusqu’à ce que ce processus de délitement affecte la construction du récit...
Le monde post-atomique imaginé par Houssin se caractérise d’abord par un langage, celui que parlent ses personnages et qui structure la perception du nouveau monde. Or, de même qu’une réaction nucléaire procède à la fusion des atomes, Houssin, pour traduire le monde post-atomique, invente une langue malaxée faite de mots anciens amalgamés, mixés, fondus, autrement dit fusionnés en mots valises : par exemple, polluer se dit « salisouiller », calmer « apaidoucir », regarder « mirmater » et se fourvoyer se « gourritromper », une idiotie est qualifiée de « stupidiotie » et les jeunes contestataires sont appelés « adorebelles », les imbéciles des « barjonazes » les femmes aimées des « damamour », les forces de l’ordre des « polipatrouilles »… Des indicateurs dépréciatifs ou quantitatifs deviennent les préfixes de néologismes évocateurs : les « maliconnards » ou les « minamiteux » ont ainsi la « malpoisse » ou prennent la « malifièvre » alors qu’une « bonnouvelle » les rend « maxiflottants » et leur fait éprouver un « maxiboheur ». Quant à la mission de Des Moines, elle consiste simplement à faire un « maxiroutrajet ». Ce riche salmigondis post-nuke n’hésite pas non plus à fusionner des termes provenant de langues différentes, et notamment le français et l’anglais : un travail dégradant est un « salijob », une poussette pour enfant une « babypoussette », et lorsqu’on s’est fait avoir, on se retrouve « fuckybaisé » (!)… tous ces néologismes étant intégrés à un langage argotique très nerveux, électrisant, résolument dépositaire de l’énergie libérée par la bombe. De même, la fusion langagière en vient rapidement à affecter le monde décrit, en développant d’autres formes de fusion, et notamment celle – très cronenbergienne – de l’homme et de la machine, déjà suggérée par le vocabulaire quotidien qui utilise des termes mécaniques pour traduire des états humains (« vibrant » pour dire marrant, « d’acier » pour fort, « désaxant » pour stupide), puis par une poésie de la mécanique (vantant le « chant des bielles » et le « vibrato des pistons ») jusqu’à ce que le pilote fasse entièrement corps avec sa machine et entre en « totale osmose » avec elle). Au cours du trajet, l’habitacle de la voiture semble lui-même bouillir et les matières entrer en fusion, à l’instar de l’écran radar qui se gondole, du volant qui se dilue entre les doigts du pilote comme de la pâte à modeler ou du plafond qui se gonfle en pustules et se boursoufle comme une coulée de lave incandescente puis qui se met à dégouliner comme de la pâte à nougat. En fait, dès que Des Moines « fixe son attention sur un objet, sa structure se détériore, se disloque, s’étire comme un bâton de guimauve foraine ». Bref, c’est tout le monde qui semble fondre et répercuter les effets de la bombe comme le bouillonnement créatif qui enfièvre l’auteur. Dès lors, ce sont toutes les formes semblent menacées par la fusion et différents modes d’engloutissement par des nappes liquides et déliquescentes, comme ce marécage putride où Des Moines fantasme l’enfoncement de son bolide ou plus largement le brouillard que traverse sa machine infernale et qui estompe ou dilue les formes du monde environnant, tout en convoyant des substances hallucinogènes qui brouillent de plus en plus les perceptions du temps et des vitesses, des espaces et des matières... jusqu’à ce que l’ensemble soit fondu, mixé, mêlé et réduit à une pâte informe.
Atomisation et tentatives de reprise.
Complémentaire à la fusion, le récit semble enregistrer un second effet attenant à l’explosion de la bombe : celui de l’éparpillement ou de l’atomisation. Nous avons déjà indiqué que le monde post-atomique imaginé par Houssin était divisé en différentes zones, à la géographie morcelée, toutes caractérisées par des paysages et des organisations sociales distinctes… Or, la tâche qui incombe à Des Moines, le principal protagoniste, bref, l’enjeu du roman, ne consiste en rien de moins que de combattre cet éparpillement en « traçant une ligne » entre deux fragments d’un monde atomisé, en reliant l’Entreprise, autrement dit le corps, et le Front des sciences, autrement dit la tête d’un corps social futur menacé de décomposition.
En tant qu'engin filant à travers des espaces morcelés et pourvu d’une double pointe d’éventration, le véhicule s’apparente en fait singulièrement à l’aiguille d’un ravaudeur chargé de recoudre un monde et un récit en train de s’effilocher. Partagé entre tentative de reprise (du film de 1981 Mad Max 2…) et volonté d’en découdre (avec le pouvoir), Game over s’avère tout entier écartelé entre deux tendances simultanées, soit une volonté de coudre et en même temps de découdre… qu’il s’agisse des orifices, des espaces, de la parole, du langage, du récit voire de l’œuvre. Ce dernier domaine permet d’ailleurs de mieux comprendre le sens de la conclusion abrupte et étonnante du roman, qui fournit à Houssin l’occasion lapidaire et acrobatique de relier ou de recoudre les décors et intrigues éclatés de toute sa production fleuve anticipation (Lilith, Le Champion des hommes, City ou Blue…), autrement dit de son œuvre. Plus largement, dans Game over, le mouvement de couture d’espaces et d’épisodes hétérogènes à partir d’un fil narratif principal se trouve systématiquement contrebalancé par un mouvement d’effilochage complet du récit et de sa linéarité…

Entre volonté de coudre et de découdre…
Quitte à délirer quelque peu le roman (ce qui revient à épouser son sujet), on pourra ainsi voir le bolide de Des Moines et sa double pointe non plus comme une simple aiguille mais aussi comme un analogon d’une plume affûtée, avec le carburant comme encre, et considérer le parcours de Des Moines comme une pure métaphore de l’écriture. Pour le pilote (pilot ?), il s’agit en effet d’essayer de relier par l’écriture un monde éparpillé, autrement dit de tracer, bille en tête, au sein d’un monde menacé de disparition (d’éclatement, de fusion, d’estompement ou d’invasion par une marée à la couleur d’encre), une ligne vers le font des sciences, cette ligne renvoyant également à la ligne narrative principale du roman qu’il s’agit de maintenir le plus droite possible. D’où l’enjeu : maintenir lisible la ligne de l’écriture, contre une nappe liquide menaçant sans cesse de noyer ou de diluer le texte, d’effacer l’information sous un raz-de-marée entropique. Et l’épopée de Des Moines devient alors une métaphore passionnante des conditions d’écriture du roman : une écriture conçue comme une machine de guerre, une ligne (narrative) à tenir et suivre, de jour comme de nuit, une contrainte temporelle forte et une exigence de rapidité (le délai à tenir envers l’éditeur), des paragraphes ou territoires se superposant comme autant de « tranches d’enfer » jusqu’à former un « kaléidoscope d’enfer » et qu’il s’agit de relier entre eux, le tout guidé par une forme de fébrilité suscitant des visions de plus en plus hallucinées. Rapidement, la ligne narrative principale se délite, comme parasitée par de multiples actions annexes, mobilisant de nouveaux personnages et de nouveaux lieux, coupant des scènes en pleine action, pour multiplier épisodes et éléments de plus en plus délirants (le lecteur croisera entre autres un général nazi et des nains sadiques à l’origine d’un tir de missiles meurtriers, une mutante à la bouche et au sexe cousus, des vaisseaux intergalactiques déchirant la couche jaune des nuages, des tonnes de blattes invasives ne boudant pas la nourriture humaine et enfin un enfant pervers jouant à un jeu de morts…).
Même dans le cas où il arrive à tenir la ligne jusqu’au bout, à porter la parole vers le Front des sciences et à rassembler les fils de plus en plus échevelés de la trame pour conduire le récit à son terme, Des Moines arrivera-t-il pour autant à sauver une humanité décadente ou alors le monde (et le récit) post-atomique est-il déjà trop atteint et parasité, dans sa charpente ou sa trame, pour résister à la marée (d’encre) noire des nouveaux maîtres du monde ? Les blattes ne sont-elles pas d’ailleurs réputées comme les animaux les plus aptes à survivre à une explosion nucléaire ?
Sous des dehors de pure série Z, Game over se donne comme un ouvrage particulièrement propice au délire interprétatif : partant de l’exergue et du prologue, nous avons voulu y voir une véritable bombe littéraire en montrant comment la bombe atomique et les effets qu’on lui attribue (réels ou fantasmatiques (fusion, atomisation puis apparition de parasites ravageurs) se diffusent au sein d’un récit et de la forme qui le porte. Ou comment une œuvre de fiction et son écriture prennent formellement acte des conséquences de la bombe. Bien sûr, d’autres auteurs éminents, à partir d’intuitions semblables, se sont attachés à produire une forme du désastre, aboutissant à des résultats ou des réalisations fort éloignées du roman de Houssin : nous pensons entre autres à Hiroshima mon amour, le film d’Alain Resnais de 1959, dont on lira la magnifique analyse qu’en donne le petit livre de Luc Lagier paru aux éditions des Cahiers du cinéma (mettant habilement en relation les effets de la bombe et la forme du film, par exemple dans son utilisation du fondu), ou, en littérature, aux Aigles puent de Lutz Bassmann (pseudo d’Antoine Volodine) paru chez Verdier en 2010. Simplement, là où Houssin livre une version Z et sauvage des effets de la bombe, fondée sur l’hallucination et l’action, Resnais ou Bassmann en offrent des versions sérieuses et mélancoliques, reposant sur la mémoire et la rêverie. Plus largement, toute la modernité littéraire et cinématographique d’après 1945 ne tient-elle pas de cette prise en compte, au sein des formes esthétiques, des grands événements de la Seconde Guerre mondiale (parmi lesquels la bombe atomique) et des bouleversements qu’ils ont suscités, notamment dans la façon de conduire un récit. D’abord cantonné à des œuvres élitistes ou avant-gardistes, il semblerait donc, au vu de notre analyse du roman d’Houssin, que ces formes aient fini, aux termes d’une réaction en chaîne ou d’un processus d’irradiation, et par le biais d’écrivains doués, par contaminer les territoires qui en semblaient a priori le plus éloignés, et en l’occurrence ceux de la littérature populaire et du roman de gare… pour le plus grand bonheur de ses amateurs.
© Pierre-Gilles PELISSIER