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Geekriture 03 - Comment un sociologue allemand a publié 70 ouvrages sans jamais avoir l’impression de bosser
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Geekriture 03 - Comment un sociologue allemand a publié 70 ouvrages sans jamais avoir l’impression de bosser

Cette semaine, Lionel Davoust est de retour dans la rubrique, Geekriture.

Découvrez la boîte à outils de Lionel Davoust avec ce troisième épisode, Comment un sociologue allemand a publié 70 ouvrages sans jamais avoir l’impression de bosser.

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Désolé pour le titre à la Buzzfeed, mais ça s’imposait quand même…

Né à Lunebourg en Allemagne, Niklas Luhmann (1927-1998) est fils de brasseur. Dans les années 1960, après des études de droit, il est fonctionnaire au tribunal de sa ville. Il n’est pas spécialement passionné par sa carrière dans l’administration, mais les horaires fixes de son métier lui laissent le loisir de s’adonner à sa vraie passion – lire de la philosophie et de la sociologie.

Sauf qu’après un temps certain à prendre des notes en marge pour le pur plaisir intellectuel, il s’aperçoit d’un problème auquel nous avons toutes et tous été confrontés. Il lit, parvient peut-être à des compréhensions et des illuminations sur le moment, mais il n’en fait rien. C’est quand même dommage.

Il développe alors une méthode insolite et hautement personnelle de prise de notes. Dans son système, chaque information compte autant par son contenu que par ses relations avec les autres. Chaque notion, chaque idée, réfléchie et distillée à son expression la plus élémentaire (on dira plus tard « atomique »), se trouve rédigée sur une fiche numérotée. Toutes ces fiches sont ensuite mises en relation avec d’autres selon un système de liens référencés. Alors déjà, noter et classer, bien sûr, permet de combattre l’oubli. Mais surtout, il est ainsi possible de retracer un fil de raisonnement, de mettre en rapport deux concepts appartenant à des domaines totalement différents, et de ces confrontations, ces analogies, ces contradictions même, naissent de nouvelles idées, de nouvelles voies d’exploration. Cette méthode, il l’appelle Zettelkasten, soit sobrement « boîte à bouts de papier ». Nous sommes des décennies avant la démocratisation de l’informatique, mais si ce concept vous semble familier, c’est évidemment qu’il l’est : c’est, implémenté de manière analogique, ce que nous appelons aujourd’hui l’hypertexte.

Naturellement, Luhmann finit par compiler certaines de ces fiches en argumentations et en articles, toujours développés là pour son plaisir. Il envoie l’un de ces manuscrits à l’un des sociologues les plus influents d’Allemagne de l’époque, Helmut Schelsky. Celui-ci, grandement impressionné par la qualité de la réflexion, lui offre d’emblée la place de professeur de sociologie à l’université de Bielefeld qui vient d’être créée – problème, Luhmann n’a strictement aucune qualification universitaire, et notamment ni l’habilitation ni le doctorat requis pour occuper ce poste.

Problème, vraiment ? Pour Luhmann, pas du tout. Soutenu par les milliers d’idées et de concepts déjà accumulés dans son Zettelkasten, il soutient son doctorat et son habilitation en un an, tout en suivant des cours à côté… Les idées étaient là, comme un investissement de longue date prêt à générer des intérêts.

Par la suite, dans les trente ans de sa carrière universitaire, il publie 70 ouvrages plus de 400 articles pour terminer sur une théorie transversale de la société, le tout en donnant des cours, et surtout, déclare-t-il, sans jamais avoir l’impression de travailler1. Il suit simplement son inspiration, alimente son système, le voit générer des idées presque de lui-même, tandis que cette externalisation de ses processus de pensée entraîne une conversation.

Évidemment, ce genre de productivité fait rêver tous les workaholics du monde. Mais je crois que l’aspect important de la chose, c’est surtout la virtuelle absence d’effort que décrit Luhmann dans son processus de travail. Dans un domaine comme l’écriture de fiction où la procrastination est l’ennemi principal, cette aisance, cet état de flow est le merveilleux abandon, pourtant fragile, qui forme l’un des grands plaisirs de l’activité.

Sa méthode est restée inconnue du grand public jusqu’à la numérisation de son Zettelkasten (qui, à la fin de sa vie, comptait la bagatelle de 90 000 fiches). Avec toute la mouvance du lifehacking qui s’est développée au cours des vingt dernières années dans le sillage de la publication de Getting Things Done (l’ouvrage de productivité numéro un du XXIᵉ siècle, par David Allen), les indépendants et les passionnés d’optimisation l’ont récemment redécouverte, conduisant à une véritable révolution dans le domaine de la prise de notes et de la gestion de la connaissance. Laquelle est décuplée par les possibilités de l’informatique personnelle (rappelez-vous : le Zettelkasten n’est qu’une approche particulière de l’hypertexte) ; on assiste en ce moment à une véritable explosion d’applications, comme les outils estampillés « GTD » dans les années 2000, prétendant répliquer la méthode à la perfection et nous permettre de mieux penser.

Mais houlà, minute. Nous, on parle d’écrire de la fiction, dans cette rubrique. D’histoires et de rêves, pas de théories de la société ni de thèses doctorales.

Bon, déjà, plus d’un auteur ou autrice d’imaginaire disputerait le fait qu’il n’y ait jamais de théorie de la société dans la SF ou la fantasy. Mais surtout, fondamentalement, il est question d’organiser des notions et des idées. Comme proposé le mois dernier, la création ne fonctionne pas selon une organisation linéaire de tâches, mais plutôt comme un processus d’émergence. Peu importe que les faits soient réels ou fictifs ; toute œuvre de fiction s’appuie de toute façon sur une part variable de réalisme, y compris dans le domaine de l’imaginaire, et ce qui est fictif est réel dans le domaine de l’univers imaginaire.

En son cœur, c’est toute la promesse du Zettelkasten : un incubateur à idées, permettant de les conserver, les faire mûrir, les mettre en relation les unes avec les autres afin de les développer, les clarifier et – finalement – produire quelque chose avec.

Un Zettelkasten analogique. Kai Schreiber, CC BY-SA 2.0

Bon, je vous l’ai bien vendu ? Alors maintenant, évidemment, vous vous demandez : ça marche comment, le Zettelkasten ?

La méthode proprement dite va évidemment nécessiter un article en profondeur2. Mais avant d’en parler en détail le mois prochain, et pour finir de planter le décor, il faut donner quelques mots d’avertissement.

D’une, comme dit précédemment, la méthode de Luhmann a été récemment redécouverte par les aficionados de la productivité, ce qui entraîne un bouillonnement de réflexions contradictoires. Cela reste un sujet passionnant, mais de relatif initié, dont l’exploration n’est pas entièrement aisée (mais c’est bien pour ça qu’il y a Geekriture pour vous défricher le terrain).

De deux, Luhmann était universitaire. Sa méthode est résolument orientée sur la recherche et la production d’ouvrages académiques. Si l’on creuse un peu le sujet en ligne, 90 % des ressources se concentrent sur cet usage, impliquant notamment – parce que c’est vital dans cette activité – un suivi extrêmement rigoureux des sources et des citations bibliographiques. Les débats tournent énormément sur la meilleure manière de sourcer ses citations, de séparer les réflexions personnelles des idées extérieures, etc. Pour une autrice ou auteur de fiction, quantité de ces exigences sont superflues (ou du moins, pas avec un tel niveau de rigueur), ce qui rend l’exploration parfois frustrante.

De trois, comme toute méthode qui semble un peu magique de l’extérieur, vous trouverez des querelles de clocher en ligne concernant l’orthodoxie de la Seule Vraie Méthode™, de ce qu’il faut conserver de l’approche de Luhmann et de ce qui constituait en fait des aménagements dictés par un système analogique dont on peut se passer à l’ère numérique, etc. Les implémentations font l’objet de débats enthousiastes ; et il existe étonnamment peu d’ouvrages sur le sujet en dehors de l’allemand sur le sujet. Le seul en anglais à en traiter directement à ma connaissance est How to Take Smart Notes par Sönke Ahrens et qui, à mon humble avis, se répète un peu sur la longueur, se concentre résolument sur l’aspect académique (mais c’est l’optique annoncée du livre ; en revanche, pour de la fiction, il n’y a pas grand-chose à manger) et, surtout, est vraiment chiche en conseils pratiques.

Mais une fois que l’on revient aux fondements de la méthode, soit un réacteur à faire émerger des idées et à créer des collisions entre concepts pour en faire naître de nouvelles choses, le Zettelkasten peut transformer toute entreprise créative, et tout particulièrement l’écriture de fiction. Pour Ahrens, écrire est le médium de la pensée ; c’est par l’exploration écrite, rédigée, de concepts et d’idées que l’on peut les comprendre, les raffiner et les développer. Je doute qu’un seul auteur ou autrice trouve à redire à ce concept. De manière générale, c’est bien pour cela qu’on prend des notes, et c’est même bien pour cela que nous sommes si nombreux·ses à aimer les beaux carnets.

Écrire est le médium de la fiction littéraire, c’est un truisme ; mais avant cela, c’est le médium même de notre réflexion que ce soit dans les étapes préparatoires ou dans la rédaction proprement dite du récit. L’acte de créer lui-même informe sa propre genèse et raffine à chaque instant l’objet visé.

Lionel Davoust

1. Sönke Ahrens, How to Take Smart Notes.

2. Si vous souhaitez prendre de l’avance sur le mois prochain, une des introductions les plus synthétiques est https://zettelkasten.de/introduction/
Mais attention aux caveats exprimés ci-dessous.

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