Manu Larcenet, on le sait, est un des gros calibres du roman graphique francophone. Une soixantaine d'albums à son actif. Un futur lauréat du Grand Prix de la Ville d'Angoulême. Meilleur album Angoulême 2004 avec Le Combat ordinaire. Il aurait pu être couronné une seconde fois cette année pour le premier album de Blast (Baru a bien été récompensé deux fois), car Grasse carcasse présente tous les signes de l'originalité, du talent et du temps présent (le polar, l'exclusion, la crise, la misère).
Cette fois-ci, Manu Larcenet nous livre un premier pavé de 200 pages, moins autobiographique que Le Combat ordinaire, mais plus profond et assurément plus profondément personnel. L'histoire est parfaitement menée et déroutante, car le scénariste Larcenet nous entraîne dans des méandres psychiques et des territoires masqués. Le graphisme est grave et vibrant car le dessinateur Larcenet, au sommet de son art, partage intimement la perception mélancolique de son héros.
C'est une œuvre graphique dont on ne ressort pas indemne. Qu'on se vautre ou non dans cette glèbe taciturne, on en émerge secoué. Ébranlé par la cohésion entre la tonalité graphique et le ton. Bousculé par la lente descente dans les tréfonds de l'inhumanité. Par la pertinence du trait et du portrait d'un homme en crise. Par leur intelligence et leur sensibilité.
Blast but not beast
Dans sa cellule, Polza Mancini, alias Grasse Carcasse, côtoie silencieusement et pesamment les moaïs géants de l'île de Pâques. Deux inspecteurs, dégoûtés par le personnage obèse et flasque qu'ils vont devoir cuisiner, sont invités à prendre des gants pour ne pas le bloquer. Ils doivent faire toute la lumière sur ce qui est arrivé à Carole Oudinot, la femme de Mancini, sous assistance respiratoire.
Polza Mancini a de lourds antécédents psychiatriques. Et c'est sur ce terrain boueux qu'il semble entraîner ses deux vis-à-vis. La mort de son père a été une libération. Une révélation. En se noyant dans l'alcool et les barres chocolatées, Grasse Carcasse a connu le blast. Une connexion à l'univers, une aspiration céleste qui l'a hissé hors de sa condition misérable et ridicule. L'accès à un monde où il vole. Un monde sans morale...
Noire carcasse...
Grasse Carcasse n'a pas grand-chose pour lui. Il est très gras, il est chauve, il a un nez en forme de bec et, sous des dehors placides, il paraît avoir sournoisement massacré sa femme. En fait, on ne sait pas trop si c'est un parfait imbécile, un subtil obèse, un gros pervers, un grand sage, un innocent, un menteur ou quelqu'un qui a trouvé, grâce au blast, le vrai sens de la vie. Ou de la sauvagerie... Cette lourde ambiguïté pèse sur le personnage de la première à la dernière case. Et comme il s'agit d'un premier tome, nous resterons sur notre faim pour le moment.
Voici, plus prosaïquement, un ultra-bouffi borderline qui s'effondre à la mort de son père, chauffeur routier communiste qui l'a élevé lui et son frère comme il a pu. C'est en pleine crise asthénique, vomissant son alcool sous un déluge de pluie, que le blast le surprend. Le voilà léger, suspendu entre ciel et terre, débarrassé de son poids, se trouvant enfin une place dans l'univers. Puis, après l'illumination multicolore primale, viennent les moaïs géants de l'île de Pâques, qui l'écrasent de leur hauteur et avec lesquels il tente d'entrer en contact tactile (la figure dominatrice du père disparu ?).
Après le blast, Polza Mancini, le neurasthénique qui ne se nourrit que de gin et de barres de chocolat Funky, décide de tout plaquer, sa femme, la ville, pour aller vivre seul au plus profond de la forêt. Confronté à la solitude, à la faim, à des oiseaux de nuit et à une bande de sans logis, il finira par se faire enfermer, mais pas pour longtemps...
Cette longue descente entrecoupée de délires illuminés, c'est Grasse Carcasse qui la raconte en plein interrogatoire à deux inspecteurs qui sont persuadés qu'il les mène en bateau. C'est que sa sombre autobiographie omet certains détails qui ont leur importance (le meurtre "accidentel" du frère, l'agression contre sa femme). La police veut tout savoir sur ses motivations. Mais Polza Mancini les égare. Cette histoire de blast ne tient pas la route. Ce criminel repoussant est en perpétuelle fuite. L'appel de l'île de Pâques est une fumisterie. Ce faisant, elle le tient pour un manipulateur intelligent, lui qui justifie ses actes par des pulsions et qui cherche moins à se défendre qu'à atteindre la vérité. Oui, mais laquelle ?
L'histoire est singulière, car il est difficile de savoir si nous sommes en plein polar (l'interrogatoire, l'agression de l'épouse), en plein délire (les ravages de l'alcool et la dérive), dans un univers fantastique (le père oiseau, l'obsession des moaïs), en plein mysticisme (la contrition pour atteindre le sublime qui ne peut être atteint et compris par les humains ordinaires). Nous sommes dans un brouillard lent et noir où même l'histoire ne s'ancre dans aucun registre standard.
Graphiquement, Manu Larcenet abandonne les couleurs du Combat ordinaire, pour produire un album plus noir que gris, mais il n'y avait pas d'autre moyen d'illustrer cette histoire. L'abondance de tâches noires, les dégradés de gris, rendent merveilleusement la noirceur d'âme de Grasse Carcasse. Son nez a un gris foncé d'alcoolique, mais parce que c'est peut-être lui qui est dans le vrai finalement, c'est sa tête ronde qui reste la plus blanche qui illumine les décors sombres alentours. L'aigle noire. Le hibou noir. Des superbes images pleine page de forêt. Deux d'entre elles vaudraient peinture sur un mur blanc dans un musée de la nature noire : une canopée nocturne transpercée par la lune, l'opposition entre un arbre noir et blanc auquel répond en écho un contraste des broussailles et des bruyères. Tout simplement envoûtant.
La solitude de Grasse Carcasse a des circonstances atténuantes. Tous les personnages sont laids dans cette vie piteuse. Les humains sont des caricatures. Seule la femme de l'antihéros est épargnée. Le père, lui, n'est même plus humain, c'est un oiseau. Comme si le monde était la création de celui qui en est exclus et qui s'en exclut de plus en plus. Dans sa rencontre avec un étranger qui vit dans un bidonville sylvestre, même l'intelligibilité du texte et la communication s'estompent. L'humain est un étranger. Grasse Carcasse a en partie quitté ce monde. Seules comptent ses escapades en couleur. Alors pourquoi les hommes, ces charognards, s'acharnent-ils à le décrypter ? Pourquoi tient-il tant à se justifier ? C'est ce que le second tome tentera sans doute de nous expliquer.
Un très beau et très sombre roman graphique. À mon goût, le meilleur de tous les Larcenet, qui, ne serait-ce qu'à ce titre, aurait mérité un meilleur sort à Angoulême.
Cette fois-ci, Manu Larcenet nous livre un premier pavé de 200 pages, moins autobiographique que Le Combat ordinaire, mais plus profond et assurément plus profondément personnel. L'histoire est parfaitement menée et déroutante, car le scénariste Larcenet nous entraîne dans des méandres psychiques et des territoires masqués. Le graphisme est grave et vibrant car le dessinateur Larcenet, au sommet de son art, partage intimement la perception mélancolique de son héros.
C'est une œuvre graphique dont on ne ressort pas indemne. Qu'on se vautre ou non dans cette glèbe taciturne, on en émerge secoué. Ébranlé par la cohésion entre la tonalité graphique et le ton. Bousculé par la lente descente dans les tréfonds de l'inhumanité. Par la pertinence du trait et du portrait d'un homme en crise. Par leur intelligence et leur sensibilité.
Blast but not beast
Dans sa cellule, Polza Mancini, alias Grasse Carcasse, côtoie silencieusement et pesamment les moaïs géants de l'île de Pâques. Deux inspecteurs, dégoûtés par le personnage obèse et flasque qu'ils vont devoir cuisiner, sont invités à prendre des gants pour ne pas le bloquer. Ils doivent faire toute la lumière sur ce qui est arrivé à Carole Oudinot, la femme de Mancini, sous assistance respiratoire.
Polza Mancini a de lourds antécédents psychiatriques. Et c'est sur ce terrain boueux qu'il semble entraîner ses deux vis-à-vis. La mort de son père a été une libération. Une révélation. En se noyant dans l'alcool et les barres chocolatées, Grasse Carcasse a connu le blast. Une connexion à l'univers, une aspiration céleste qui l'a hissé hors de sa condition misérable et ridicule. L'accès à un monde où il vole. Un monde sans morale...
Noire carcasse...
Grasse Carcasse n'a pas grand-chose pour lui. Il est très gras, il est chauve, il a un nez en forme de bec et, sous des dehors placides, il paraît avoir sournoisement massacré sa femme. En fait, on ne sait pas trop si c'est un parfait imbécile, un subtil obèse, un gros pervers, un grand sage, un innocent, un menteur ou quelqu'un qui a trouvé, grâce au blast, le vrai sens de la vie. Ou de la sauvagerie... Cette lourde ambiguïté pèse sur le personnage de la première à la dernière case. Et comme il s'agit d'un premier tome, nous resterons sur notre faim pour le moment.
Voici, plus prosaïquement, un ultra-bouffi borderline qui s'effondre à la mort de son père, chauffeur routier communiste qui l'a élevé lui et son frère comme il a pu. C'est en pleine crise asthénique, vomissant son alcool sous un déluge de pluie, que le blast le surprend. Le voilà léger, suspendu entre ciel et terre, débarrassé de son poids, se trouvant enfin une place dans l'univers. Puis, après l'illumination multicolore primale, viennent les moaïs géants de l'île de Pâques, qui l'écrasent de leur hauteur et avec lesquels il tente d'entrer en contact tactile (la figure dominatrice du père disparu ?).
Après le blast, Polza Mancini, le neurasthénique qui ne se nourrit que de gin et de barres de chocolat Funky, décide de tout plaquer, sa femme, la ville, pour aller vivre seul au plus profond de la forêt. Confronté à la solitude, à la faim, à des oiseaux de nuit et à une bande de sans logis, il finira par se faire enfermer, mais pas pour longtemps...
Cette longue descente entrecoupée de délires illuminés, c'est Grasse Carcasse qui la raconte en plein interrogatoire à deux inspecteurs qui sont persuadés qu'il les mène en bateau. C'est que sa sombre autobiographie omet certains détails qui ont leur importance (le meurtre "accidentel" du frère, l'agression contre sa femme). La police veut tout savoir sur ses motivations. Mais Polza Mancini les égare. Cette histoire de blast ne tient pas la route. Ce criminel repoussant est en perpétuelle fuite. L'appel de l'île de Pâques est une fumisterie. Ce faisant, elle le tient pour un manipulateur intelligent, lui qui justifie ses actes par des pulsions et qui cherche moins à se défendre qu'à atteindre la vérité. Oui, mais laquelle ?
L'histoire est singulière, car il est difficile de savoir si nous sommes en plein polar (l'interrogatoire, l'agression de l'épouse), en plein délire (les ravages de l'alcool et la dérive), dans un univers fantastique (le père oiseau, l'obsession des moaïs), en plein mysticisme (la contrition pour atteindre le sublime qui ne peut être atteint et compris par les humains ordinaires). Nous sommes dans un brouillard lent et noir où même l'histoire ne s'ancre dans aucun registre standard.
Graphiquement, Manu Larcenet abandonne les couleurs du Combat ordinaire, pour produire un album plus noir que gris, mais il n'y avait pas d'autre moyen d'illustrer cette histoire. L'abondance de tâches noires, les dégradés de gris, rendent merveilleusement la noirceur d'âme de Grasse Carcasse. Son nez a un gris foncé d'alcoolique, mais parce que c'est peut-être lui qui est dans le vrai finalement, c'est sa tête ronde qui reste la plus blanche qui illumine les décors sombres alentours. L'aigle noire. Le hibou noir. Des superbes images pleine page de forêt. Deux d'entre elles vaudraient peinture sur un mur blanc dans un musée de la nature noire : une canopée nocturne transpercée par la lune, l'opposition entre un arbre noir et blanc auquel répond en écho un contraste des broussailles et des bruyères. Tout simplement envoûtant.
La solitude de Grasse Carcasse a des circonstances atténuantes. Tous les personnages sont laids dans cette vie piteuse. Les humains sont des caricatures. Seule la femme de l'antihéros est épargnée. Le père, lui, n'est même plus humain, c'est un oiseau. Comme si le monde était la création de celui qui en est exclus et qui s'en exclut de plus en plus. Dans sa rencontre avec un étranger qui vit dans un bidonville sylvestre, même l'intelligibilité du texte et la communication s'estompent. L'humain est un étranger. Grasse Carcasse a en partie quitté ce monde. Seules comptent ses escapades en couleur. Alors pourquoi les hommes, ces charognards, s'acharnent-ils à le décrypter ? Pourquoi tient-il tant à se justifier ? C'est ce que le second tome tentera sans doute de nous expliquer.
Un très beau et très sombre roman graphique. À mon goût, le meilleur de tous les Larcenet, qui, ne serait-ce qu'à ce titre, aurait mérité un meilleur sort à Angoulême.