Nous : Vous considérez vous comme un peintre, un designer, comme une sorte d'artiste protéiforme, ou rejeter-vous toute sorte d'étiquettes ?
H.R Giger : Je me considère avant tout comme un créateur et me sers de tous les médias possibles pour arriver à exprimer mon univers. Parfois par la peinture à l'aérographe, parfois le dessin, la sculpture, le design, l'holographie, etc. De nos jours tant de possibilités techniques existent pour s'exprimer, que je choisis ceux que je trouve le plus adapté à ce que je veux montrer. Le média est secondaire, l'important c'est de maîtriser celui qui est le plus adapté.
Nous : Au début de votre carrière vous sembliez être fascinés par Freud, et plus tard, après votre rencontre avec Sergius Golowin, par l'ésotérisme. Des sujets au fond très tournés vers l'humain. Qu'est ce qui vous a entraîné vers cet univers biomécanique ?
H.R Giger : Comme tout le monde, je passe par des phases. A un moment donné, je m'intéressai à Freud qui m'a révélé les méandres de l'esprit humain, plus tard à l'ésotérisme qui me montrait d'autres aspects des possibilités et perspectives de l'âme, mais la combinaison et la fusion de l'homme et de la machine était toujours sous-jacente. Une fois c'était plutôt l'organique, une autre fois le mécanique, mais je me suis toujours inspiré d'une sorte d'esprit biomécanique que je pense être une des réalités du futur.
Nous : Vos premières œuvres en couleurs datent de la seconde moitié des années soixante. Pourquoi avoir attendu aussi longtemps avant d'abandonner un peu le noir et blanc ?
H.R Giger : J'ai commencé à m'exprimer par l'art très jeune en faisant des dessins à l'encre de chine sur papier, donc en noir et blanc. C'étaient des dessins de bébés atomisés devenus des monstres par les radiations. A l'époque, dans les années 60, la peur d'une guerre atomique était très présente et les souvenirs d'Hiroshima obsédants.
Plus tard, j'ai commencé à travailler à l'huile et là la couleur est indispensable, mais au fond c'est l'image qui m'intéresse plus que la couleur et , plus tard, mes peintures à l'aérographe se sont développées avec des encres noires, blanches et bleues pour arriver à un effet de "grisaille" qui correspondait mieux à ce que je voilais exprimer.
Nous : Vous sembliez alors très influencé par des peintres comme Dali ou Bacon ?
H.R Giger : Tout artiste est nécessairement influencé par d'autres artistes, vivants ou du passé. J'ai été certainement influencé par Dali que j'ai bien connu dans ses dernières années et que je considère un des plus grands artistes de notre époque. D'autres peintres m'ont aussi inspiré, comme Kubin, Boecklin avec son "Ile des Morts", et en général tous les surréalistes et artistes du fantastique.
Nous : Comment avez-vous commencé à travailler à l'aérographe ?
H.R Giger : Travailler à l'huile est un procédé très lent avec tous ces temps de séchages, les couches multiples, les infinies nuances au pinceau. J'étais impatient et mon esprit fonctionnait plus vite que le pinceau. C'est alors qu'ami artiste m'a parlé de l'aérographe et m'a invité dans son atelier pour voir ça de plus près. Tout de suite j'ai compris que c'était mon moyen d'expression le plus adapté : rapide et souple, je pouvais exprimer enfin mes idées et images à mon rythme. Pendant toutes les années 70 et 80 j'ai énormément travaillé avec l'aérographe et créé l'essentiel de mon oeuvre et de mes visions.
Nous : La création vous est-elle un processus douloureux, ou est-ce qu'au contraire, les choses viennent d'elles-mêmes ?
H.R Giger : La création est une chose aléatoire pour moi. Parfois les images s'imposent et tout coule naturellement et d'autres fois j'ai du mal à trouver la forme juste. L'aérographe oblige à travailler très rapidement et ça a toujours été ma manière.
En général je commence une oeuvre sans plan préconçu, par le coin en haut à gauche et je finis dans le coin en bas à droite comme dans un état second. La plupart du temps, je suis le premier surpris du résultat.
Nous : Au début des années 70, étiez-vous intéressé par d'autres formes d'arts graphiques, comme la BD par exemple ?
H.R Giger : J'ai toujours été intéressé par le travail des autres et j'estime qu'il faut être informé de toute création nouvelle. Rien de plus gênant de faire quelque chose et de s'apercevoir qu'un autre a déjà eu l'idée avant. La Bande Dessinée, la Science Fiction, le fantastique qui exprime les images intérieures ont toujours été des sources d'inspiration et de création pour moi.
Nous : Connaissiez-vous les œuvres de Moebius et de Jodorowsky avant que ce dernier ne vous contacte pour son projet d'adaptation de Dune ?
H.R Giger : Bien sûr, je connaissais le travail de Moebius, même si son travail sur Blueberry n'était pas vraiment dans mon monde à moi, mais son talent de dessinateur m'a toujours épaté. Quant à Jodorowsky, j'avais vu ses films, comme El Topo et La montagne sacrée, qui m'avaient énormément plus.
J'ai été enchanté quand, après avoir vu mon travail à la Galerie Bijan Aalam à Paris, il s'est adressé à moi pour participer à la conception des décors pour de son Dune, et particulièrement l'environnement du Baron Harkonnen. Malheureusement, le projet n'a pas abouti avec Jodorowsky et c'est finalement David Lynch qui l'a réalisé et lui ne voulait pas de mon travail, car il voulait tout faire lui-même. Mais j'ai gardé tous mes travaux préparatoires et les ai développé pour moi. Le résultat est la série de meubles Harkonnen (chaises, table, armoire, miroirs, etc.). Comme quoi, même un projet avorté peut aboutir à autre chose de créatif.
Nous : Y-a-t-il d'autres artistes avec lesquels vous seriez désireux de collaborer ?
H.R Giger : J'aime bien collaborer avec d'autres artistes, même avec ceux qui ne travaillent pas du tout dans ma ligne. J'ai fait un travail collectif passionnant avec Claude Sandoz et Walter Wegmueller vers le milieu des années 70 où nous nous sommes enfermés pendant une dizaine de jours à la campagne pour réaliser de grands tableaux collectifs, les Tagtraum (Rêves Eveillés) qui se trouvent actuellement dans mon musée à Gruyères.
Plus récemment, j'ai fait des tableaux avec l'artiste collagiste Martin Schwarz. Je suis aussi très ami avec le peintre fantastique autrichien Ernst Fuchs mais notre seule forme de collaboration a jusqu'à présent été des expositions en commun.
Nous : Bizarrement, alors que votre travail s'axe autour de la bio-mécanique, vous ne semblez pas être tellement attiré par la PAO. Est-ce de la méfiance, ou les séquelles de mauvaises expériences passées ?
H.R Giger : J'ai à la fois pour l'ordinateur une grande admiration et une incapacité à l'utiliser directement. D'une part j'entrevois les infinies possibilités de cet instrument et, de l'autre, je ne sais absolument pas m'en servir directement moi-même. C'est peut-être un phénomène de génération, mais je préfère le contact direct avec la création, faire les choses par moi-même. Je trouve que les créations par ordinateur sont moins directes, plus artificielles et calculées que quand je jette une idée sur papier avec ma main. C'est un instrument génial et j'ai heureusement des personnes autour de moi qui sont assez habiles avec l'ordinateur et qui me déchargent de ce qui serait pour moi une véritable corvée. J'aime la vie en direct.
Nous : Vous tenez-vous informé des recherches sur les bio-technologies, comme les bio processeurs, les implants neuraux ?
H.R Giger : Voyez-vous, un artiste n'est pas nécessairement un homme de science. Il n'a pas besoin de connaître les derniers détails scientifiques pour en saisir le sens et la direction vers laquelle elle tend. J'ai créé un monde qui mélange science et humanité et il ne faut pas être sorcier pour comprendre que la combinaison science/avidité nous mène droit vers l'apocalypse.
Nous : Tout au long des années, vous avez travaillé avec de nombreux groupes de rock, des Suisses de Celtic Frost à Carcass en passant par Debbie Harry et les Dead Kennedys. Tous ces groupes sont très différents, et parfois on les imagine très éloignés de votre univers. Qu'est-ce qui vous pousse à travailler avec tel ou tel groupe ?
H.R Giger : La musique a toujours été très importante pour moi. La plupart de mes tableaux ont été peints avec en arrière fond de la musique. Surtout du jazz. J'aime particulièrement Miles Davies et les autres jazzmen issus du Be Bop. De nombreux musiciens se sont adressés à moi pour que je crée les pochettes de leurs disques, à commencer par Emerson, Lake & Palmer, suivis par Christian Vander du groupe Magma, Debbie Harry et plein d'autres. Bien sûr, il faut que je puisse ressentir leur musique. Cela me stimule, mais n'est pas indispensable pour créer un visuel qui puisse leur correspondre.
Par exemple j'ai fait une partie du décor du Millenium Tour pour Mylène Farmer dont je ne connaissais que très peu le style et la musique, mais ça m'a beaucoup intéressé de le faire et j'apprends à découvrir de nouveaux espaces musicaux.
Une autre collaboration récente m'a fait très plaisir aussi, quand Jonathan Davies du groupe Korn m'a demandé de concevoir un microphone de scène pour lui. Je connaissais sa musique que j'apprécie énormément et notre collaboration a été un véritable plaisir. Le résultat, en tous cas nous a satisfait tous les deux.
J'aime travailler pour la musique et avec les musiciens qui sont des personnes très souvent extraordinaires.
Nous : L'une de vos premières publications fût Festin pour le Psychiatre en 1965. C'était une esthétique franchement inhabituelle et sombre dans le paysage très coloré de l'époque. Quel genre de jeune homme étiez-vous ?
H.R Giger : Voyez-vous, en 1965 on était encore bien loin du mouvement Hippie et du Flower Power. Tout ça n'est venu en Europe continentale qu'à partir de 1968/70. L'obsession collective était plutôt la hantise d'un cataclysme nucléaire et de ses conséquences apocalyptiques. C'est dans cette optique, ainsi que de ma découverte de Freud que j'ai créé le Festin pour le Psychiatre. C'étaient des obsessions personnelles et collectives que j'essayais d'exprimer par ces dessins. Et, de toutes manières, je n'ai jamais suivi des modes et des courants, mais j'ai toujours tenté d'exprimer ce monde personnel et étrange que je porte en moi. Tant mieux si ce monde résonne dans le coeur et la perception de mes contemporains.
Nous : N'avez-vous jamais eu envie de réaliser votre propre film ?
H.R Giger : J'ai participé à de nombreux films comme créateur de décors et de personnages souvent monstrueux, tels qu'Alien, Poltergeist, Species (La Mutante, ndlr), etc. mais c'est précisément cette collaboration qui m'a enseigné que pour diriger et créer un film, il faut des talents et de capacités que je n'ai absolument pas. A chacun son métier et sa vocation. Par contre, il y a bien des projets de films auxquels j'aimerai bien participer,mais jamais comme metteur en scène.
Nous : Que représente pour vous le fait d'avoir votre propre musée ?
H.R Giger : J'ai créé mon musée essentiellement pour donner la possibilité à ceux qui aiment mon travail et qui ne connaissent les oeuvres que par les publications, de voir un ensemble d'originaux rassemblés en un même lieu. J'ai choisi le petit bourg de Gruyères dans le canton de Fribourg en Suisse justement à cause de sa réputation d'être un lieu idyllique où on fabrique le fromage tout en étant une vitrine touristique de la Suisse folklorique et bien pensante. Je m'y suis installé contre la volonté de nombreux de ses habitants qui craignaient que je ne casse l'image de ce patelin trop bien pensant, un peu comme le ver dans la pomme de Guillaume Tell.
Une fois cette appréhension initiale surmontée, les habitants et commerçants ont fini par m'accepter et tout se passe très bien à présent. J'y ai même construit un Bar du Musée qui a beaucoup de succès et compte installer dans la tour du musée un train de château pour promener les visiteurs à travers les oeuvres exposées. Tout cela me coûte très cher, mais me donne beaucoup de satisfactions.
Nous : Quelle est votre vision de l'Art aujourd'hui ? Pensez que les artistes sont encore à la recherche de quelque chose de neuf, ou qu'au contraire, la plupart d'entre-eux sont d'avantage préoccupés par leur compte en banque que par leur art ?
H.R Giger : Dans tout art il y a une partie de recherche, mais tout artiste doit aussi vivre et gagner sa subsistance. Le commerce de l'art prend de plus en plus d'importance et les collectionneurs sont souvent devenus des investisseurs en art. Il y a des artistes qui suivent cette tendance et s'y perdent parfois, d'autres se tiennent en dehors mais ne désirent au fond rien d'autre qu'entrer dans cette ronde aléatoire.
Des modes se créent, soutenues par des marchands, musées et critiques avec la complicité de certains artistes, mais cela ne me touche que très moyennement, car je suis ma voie de la manière la plus sincère possible et, étrangement, c'est le marché qui vient à moi sans que je sois obligé de faire de grandes concessions. C'est le public, surtout le public jeune, qui me soutient et les professionnels suivent, souvent à contrecoeur, car ils ne savent pas très bien où me classer. Je trouve tout ça assez amusant.
Nous : Ne vous êtes-vous jamais senti prisonnier de votre style ? N'avez-vous pas peur que les gens n'attendent de Giger qu'il ne fasse que du Giger ? Dans certaines de vos œuvres datant de la fin des années 60, on vous sent influencé par des peintres symbolistes, comme Moreau ou Münch. N'avez-vous jamais eu envie de peindre des visions plus "colorées" ?
H.R Giger : Je suis autant prisonnier de mon style que je suis prisonnier de ma personne. J'ai toujours fait ce que je ressentais le plus sincèrement en évitant toute concession, sauf quand il s'agissait de travaux de commande où il faut adapter l'inspiration à des exigences techniques, comme par exemple pour des films ou des produits bien précis. Mais c'est bien mon univers que j'exprime et il se trouve que mon univers est particulier. Mais j'y tiens et ce n'est pas de sitôt que je me mettrais à peindre des petites fleurs colorées.
Nous : Pour la plupart des artistes, l'Art, c'est la recherché. Recherche d'ex-même, de la vérité, de Dieu parfois. Après toutes ses années H.R Giger, qu'avez-vous trouvé ?
H.R Giger : Bien sûr que l'art est une recherche, une recherche de soi. Cocteau disait que tout artiste ne fait toujours que son autoportrait ; et c'est juste. Mais la recherche est permanente et chaque solution amène de nouvelles questions. Tant qu'on vit, on cherche, mais je suis heureux d'avoir réalisé quelques oeuvres qui vont parler pour moi et transmettre mes visions aux générations futures. Du moins je l'espère.