
Les supraconducteurs sont des métaux et des céramiques qui font partie de ces matériaux auxquels on prête volontiers toutes sortes de propriétés magiques, tant et si bien qu’on les retrouve régulièrement dans l’imaginaire de la science-fiction : ils sont en effet sensés rendre la porte des étoiles de Stargate virtuellement indestructible, permettre la stabilisation des sabres lasers de Star Wars ou expliquer comment l’unobtanium du film Avatar bouleverse non seulement les marchés économiques mais aussi les lois de la gravitation en faisant flotter la chaîne de montagnes des Hallelujiah.
Cette fascination pour la supraconductivité n’est peut-être que le reflet des nombreuses révolutions qu’elle a suscitées depuis le début du XXe siècle. Depuis 1913, vingt physiciens ont reçu le prix Nobel pour des découvertes touchant à ce phénomène, ce qui en fait le domaine le plus distingué par cette prestigieuse récompense et atteste de son impact sur la recherche fondamentale comme appliquée. En marge de ces travaux parfois austères, plusieurs équipes ont imaginé d’autres applications, des textiles exotiques [1] à la lévitation de véhicules. Petit tour d’horizon…
La surprise qui venait du froid
À l’échelle microscopique, la matière qui nous entoure et nous compose est constituée d’atomes de quelques centièmes de nanomètres qui s’agitent en permanence, de manière désordonnée, se heurtant les uns les autres et rebondissant dans tous les sens. À cause de leur nombre, il nous est impossible de décrire ou de prédire le mouvement exact de chacun des milliards de milliards de milliards d’atomes qui constituent chaque objet ou chaque volume d’air mais nous pouvons comprendre leur comportement moyen. On peut ainsi estimer la vitesse moyenne des atomes qui composent l’air que nous respirons à environ 500 mètres par seconde. La température n’est en réalité rien d’autre qu’une mesure de cette vitesse moyenne : plus les atomes bougent vite, plus la température est élevée. À l’inverse, un objet est d’autant plus froid que les particules qui le constituent bougent lentement ; à la limite, – hypothétique – où toutes les particules seraient absolument immobiles, le corps serait à la température la plus basse possible : le zéro absolu (figure 1). Cette limite, estimée aujourd’hui à -273.15°C, est imaginée pour la première fois par le physicien français Guillaume Amontons en 1702 et marque le début de la guerre du froid. Pendant plusieurs siècles, les physiciens se sont battus pour atteindre des températures de plus en plus froides et pouvoir ainsi étudier les propriétés de la matière à très basse température. Au début de cette quête se trouvait une question simple à formuler, mais difficile à satisfaire : tous les éléments gazeux, comme l’oxygène et l’azote qui constituent l’air, deviennent-ils liquides en dessous d’une certaine température ou existe-t-il des gaz permanents, sous forme gazeuse à toute température ? La seule façon de répondre à cette question est d’essayer de liquéfier tous les gaz connus, et c’est bien ce à quoi s’emploient les chercheurs qui parviennent tout au long du XIXe siècle à transformer de plus en plus de gaz en liquides en refroidissant de plus en plus leurs échantillons. Le dernier à résister à leurs efforts est l’hélium, qui sera finalement liquéfié en 1908, non sans difficultés, par le hollandais Heike Kammerlingh Onnes à la température de -269°C.
Ayant à sa disposition le liquide le plus froid du monde de l’époque, Kammerlingh Onnes s’aventura à explorer le comportement de métaux à quelques degrés du zéro absolu. À sa grande surprise, il se rendit compte en 1911 que le mercure, refroidi à moins de 4.2 degrés au-dessus du zéro absolu (on note 4.2 kelvin), perdait brutalement toute résistivité : un courant électrique pouvait traverser son échantillon sans subir la moindre perte. On estime aujourd’hui qu’un courant peut ainsi se maintenir pendant plus de 100 000 ans sans atténuation mesurable. Kammerlingh Onnes nomma ce phénomène supraconductivité. Ce résultat était à l’époque aussi imprévu qu’inexplicable : comment les électrons, les particules qui portent le courant électrique dans le mercure, pouvaient-ils tout à coup se déplacer sans qu’aucune collision ni aucun obstacle ne viennent entraver leur progression ? Il faut attendre 1957 avant que la théorie quantique dite BCS, proposée par John Bardeen, Leon Neil Cooper (qui donna bien plus tard son nom à Sheldon Cooper de la série The Big Bang Theory) et John Robert Schrieffer, ne permette d’appréhender le phénomène : lorsque l’agitation thermique des électrons et des atomes diminue, une force jusqu’alors négligeable apparie les électrons. De plus, ces milliards de milliards de milliards de paires d’électrons se comportent comme un seul système, et non plus comme une multitude de particules indépendantes. Il devient alors extrêmement difficile s’opposer à la circulation du courant puisque, pour dévier un seul électron, il devient nécessaire de dévier toutes les paires ! Les électrons ne rencontrent donc plus aucune résistance et s’écoulent comme un fluide sans aucune viscosité.
Le défaut évident des supraconducteurs reste leur régime de fonctionnement : s’il est réchauffé au-dessus de sa température critique, un supraconducteur redevient un conducteur normal, résistif, ce qui peut s’avérer dramatique si un courant intense le parcourt [2]. À l’heure actuelle, les matériaux les plus coopérants deviennent supraconducteurs dès -140°C mais ces céramiques dites à haute température critique échappent à la théorie BCS ainsi qu’à toute autre tentative de compréhension. La production de matériaux supraconducteurs à température ambiante semble donc hors de notre portée actuelle, en attendant un nouveau saut conceptuel – ou une nouvelle surprise !
De l’avantage de conduire parfaitement le courant électrique
Les physiciens n’ont cependant pas attendu de trouver le matériau parfait pour envisager les possibles applications des supraconducteurs. En particulier, le danois Ørsted a montré qu’un courant électrique produit un champ magnétique ; puisque les supraconducteurs supportent de gigantesques courants, on peut en faire de gigantesques électroaimants ! Cette idée est d’ores et déjà à l’œuvre dans les hôpitaux (les bobines d’IRM sont des supraconducteurs refroidis à l’hélium liquide dans lesquels le courant électrique tourne indéfiniment), dans les accélérateurs de particules ou dans les projets de réacteurs à fusion nucléaire de type Tokamak.
Grâce à ces électroaimants supraconducteurs, des valeurs record de champ magnétique ont pu être atteintes. On mesure la valeur d’un champ magnétique en tesla (T) ; le champ magnétique terrestre qui attire les boussoles représente 0,00 005 T, les aimants permanents les plus puissants du monde montent à 1,25 T, les bobines supraconductrices ont déjà produit un champ magnétique de 45 T. Or, tout comme deux aimants qui se font face peuvent se repousser si leurs pôles sont identiques, deux électroaimants correctement orientés ont tendance à s’éloigner l’un de l’autre.
Avec un champ suffisamment important, cette répulsion est assez puissante pour soulever un poids considérable – par exemple un train. Des électroaimants placés dans les rails repoussent des électroaimants placés à bord de l’engin et le train se met ainsi à léviter à quelques centimètres au-dessus du sol. Un tel système existe bel et bien ; appelé Maglev, il a été mis en place au Japon sous forme de prototype en 2003 et a battu le record de vitesse du TGV en atteignant 581 km/h (figure 2).

Fig 2 : le Maglev, ou l’application directe des supraconducteurs à la lévitation.
En réalité, il n’est pas nécessaire d’avoir deux électroaimants puissants pour faire léviter un objet ; un seul peut suffire. En effet, la plupart des objets, s’ils n’ont habituellement aucune propriété magnétique, sont dits diamagnétiques : ils s’aimantent lorsqu’ils sont soumis à un champ magnétique intense dans la direction opposée au champ magnétique et sont donc repoussés loin de la source du champ. Cet effet est faible mais néanmoins observable, notamment sur les molécules d’eau, qui constituent environ 70 % de tous les êtres vivants.
Face à un électroaimant supraconducteur parcouru par une forte intensité, un objet assez léger –une grenouille par exemple- peut se mettre à flotter dans les airs. Cette expérience [3] a été réalisée avec succès par André Geim en 1998 et lui a valu un prix IgNobel [4], prix parodique récompensant depuis 1991 les réalisations les plus absurdes (figure 3 gauche). Il est donc tout à fait possible, grâce à la capacité des supraconducteurs de n’opposer aucune résistance au courant, de créer un champ magnétique suffisamment intense pour magnétiser et repousser la matière et de faire ainsi léviter des objets. La lévitation d’un être humain avec cette méthode demanderait actuellement un champ d’une quarantaine de tesla sur plusieurs mètres et la puissance d’une centrale nucléaire ; malgré de fortes motivations (le gourou d’une secte religieuse anglais a proposé à Geim un million de livres sterling contre un dispositif susceptible de le faire léviter devant sa congrégation), cette technique ne semble donc pas accessible dans l’immédiat.


Fig 3 : Gauche : En tant que matériau diamagnétique, la grenouille surnommée Flying Dutchfrog par l’équipe flotte paisiblement en présence d’un champ magnétique intense, avant de rejoindre ses comparses sans aucun trouble (sauf peut-être la tête qui tourne). Droite : Une pastille supraconductrice, posée ici dans un support, est parfaitement diamagnétique, génère le même effet avec un simple aimant.


Fig 4 : Le MagSurf est la première application de l’effet Meissner : le diamagnétisme parfait des supraconducteurs permet la lévitation du skate à quelques centimètres au-dessus des rails. La fumée vient de la condensation de la vapeur d’eau dans l’air au contact de l’azote liquide à -198°C qui refroidit le dispositif.
Des matériaux allergiques aux champs magnétiques
Tout espoir de léviter sans aller jusqu’au Japon n’est cependant pas perdu ! Une autre surprise de taille attendait les premiers explorateurs de la supraconductivité : en 1933, Walther Meissner et Robert Ochsenfeld ont découvert que tous les matériaux supraconducteurs n’étaient pas simplement diamagnétiques, mais parfaitement diamagnétiques. Plongé dans un champ magnétique, même faible, un supraconducteur s’aimante instantanément pour repousser complètement le champ extérieur. Il n’est donc pas nécessaire de le soumettre à un champ intense pour le faire léviter : un simple aimant permanent peut suffire (figure 3 droite).
En exploitant ce diamagnétisme parfait, l’équipe SQUAP du laboratoire Matériaux et Phénomènes Quantiques de l’Université Paris 7 a créé le MagSurf, premier hoverboard [5] de l’histoire ! Vingt-six pastilles supraconductrices, enfermées dans le skate et refroidies en permanence à -198°C par azote liquide, sont repoussées par un rail d’aimants posé au sol et permettent au skate et à son pilote de flotter d’un bout à l’autre du rail (figure 4). Si le MagSurf ne permet pas encore de faire les cabrioles de Marty McFly, son panache de fumée lui confère déjà un style certain. De nombreuses démonstrations sont régulièrement proposées par l’équipe à l’occasion d’événements scientifiques pour permettre au public d’échapper quelques secondes à la gravité.
Si la supraconductivité peut déjà beaucoup aujourd’hui et pourra sans doute encore plus demain, il lui est cependant difficile de soulever des montagnes… En imaginant que les montagnes des Hallelujiah du film Avatar soient supraconductrices, il faudra que la lune Pandora génère un champ magnétique d’environ 10 000 teslas pour les soulever à 100 m d’altitude. À cette valeur du champ, toute la matière organique serait (au minimum) très fortement aimantée par diamagnétisme et il serait impossible de toucher terre ; quant aux hélicoptères, ils seraient collés au sol comme des trombones sur un aimant… L’unobtanium doit donc avoir également d’autres propriétés, encore inconnues à ce jour, pour expliquer comment lévitent les chaînes de montagnes.

Fig 5 : Les montagnes d’Hallelujiah, des blocs de plusieurs tonnes qui semblent flotter paisiblement.
Références :
[1] Pour les tissus supraconducteurs et autres inventions (volontairement) loufoques : http://www.supradesign.fr/
[2] C’est d’ailleurs précisément la cause de l’accident survenu au Centre Européen de Recherche Nucléaire (CERN) le 19 septembre 2008 : un composant électronique du Large Hadron Collider (LHC, un accélérateur circulaire de 30 km de diamètre où le boson de Higgs a récemment été découvert), parcouru par 8 700 ampères (contre environ 20 ampères dans une installation domestique), s’est réchauffé au point de perdre sa supraconductivité ; l’arc électrique créé par sa soudaine résistance a perforé une conduite d’hélium liquide destiné à refroidir l’expérience, entraînant le déversement d’au moins 6 tonnes d’hélium liquide dans le tunnel et retardant d’un an le démarrage de l’expérience. Pour plus d’informations, voir le rapport du CERN.
[3] Lévitation magnétique d’une grenouille : Everyone’s magnetism, Geim A., Physics Today, 1998. http://www.youtube.com/watch?v=m-xw_fmB2KA
[4] « Les prix IgNobel couronnent des prouesses qui font rire les gens au premier abord, et les font ensuite réfléchir. Ces prix ont pour but de rendre hommage à l’originalité et d’honorer l’imagination — ainsi que d’attiser l’intérêt des gens pour la science, la médecine et la technologie »
http://www.improb.com/ig/
Récipiendaire du prix Nobel de physique en 2010, André Geim est le seul scientifique a avoir obtenu un Nobel et un IgNobel au cours de sa carrière.
[5] Magsurf : http://www.youtube.com/watch?v=VRNU_D_UImk
À comparer à la version originale : http://www.youtube.com/watch?v=TkyLnWm1iCs&feature=player_embedded
La formule du jour : l’expression du champ critique.
Comme l’eau change d’état à 0°C pour passer de l’état liquide à l’état solide, certains matériaux, sous certaines conditions, transite d’une phase normale, résistive, vers une phase supraconductrice, caractérisée par une résistance nulle et une répulsion du champ magnétique.
Les expériences menées à partir de la découverte de la supraconductivité font émerger deux conditions nécessaires à l’apparition du phénomène : la température T doit être suffisamment basse, en dessous d’une température critique Tc qui dépend du matériau et le champ magnétique extérieur doit également être suffisamment faible, inférieur à une valeur Bc. En effet, si le champ magnétique est trop important, le supraconducteur ne parvient plus à s’y opposer complètement comme l’exige l’effet Meissner ; il retourne alors dans l’état normal.
En 1950, Vitaly Ginzburg et Lev Davidovitch Landau ont proposé une théorie phénoménologique de la supraconductivité, c’est-à-dire une théorie décrivant les phénomènes sans en expliquer l’origine. Dans cette théorie, Ginzburg et Landau ont réussi à relier Bc, valeur maximale que peut prendre le champ sans détruire la supraconductivité, à la température T de l’échantillon par l’équation :

où T est exprimé en kelvin (température par rapport au zéro absolu) et où Bc0 et Tc sont des constantes qui dépendent du matériau.
Ainsi, au zéro absolu, T = 0 et le champ maximal vaut Bc0 ; plus la température augmente, moins le supraconducteur tolère un champ élevé car la valeur du champ maximal Bc diminue. Lorsque la température atteinte la température critique Tc, l’échantillon perd sa supraconductivité au moindre champ extérieur car le champ critique vaut alors 0. Si la température augmente encore, le matériau cesse d’être supraconducteur, quel que soit le champ magnétique extérieur appliqué.
On représente ces conditions sous la forme d’un diagramme, comme sur la figure ci-dessous (à gauche). Tant que l’échantillon est sous la courbe, il reste supraconducteur et éjecte le champ magnétique ; dès qu’il sort de cette zone, il devient normal et laisse le champ magnétique le traverser.


Certains matériaux, appelés supraconducteurs de type II, présentent deux champs critiques Bc1 et Bc2. Dans la zone intermédiaire, ces matériaux perdent leur supraconductivité par endroits et laissent passer quelques lignes du champ magnétique dans les zones devenues normales.
Daniel Suchet