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L'édito de Bifrost -37
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L'édito de Bifrost -37

Jérôme Lindon, patron des éditions de Minuit pendant plus de cinquante ans, décédé le 9 avril 2001, n’avait pas pour habitude de mâcher ses mots et portait sur l’édition telle qu’elle se pratique aujourd’hui un regard acéré et sans complaisance. On lui doit ainsi quelques remarques clairvoyantes du style : « Il y aura un jour des maisons d’édition sans éditeur. » Ou encore : « L’édition est le seul secteur économique à répondre à une baisse de la demande par une hausse de l’offre. » De ce point de vue, et si j’étais d’un optimisme forcené et un tantinet cynique, je dirais que l’année 2004 fut un bon cru pour les littératures de genres. Ainsi, nous avons donc connu la fin d’ISF et de sa revue Asphodale. Soit, pour les tables croulantes de nos libraires, une quinzaine de titres en moins sur l’année. Pas mal. Et puis il y a eu Flammarion. Et sa politique d’écrémage serrée sur nos domaines avec le dézingage en règle de ses collections grand format : « Millénaires » tout d’abord, dont Coldheart Canyon de Clive Barker marque officiellement la fin, puis « Imagine » qui semble bien promise au même sort. Hop ! Encore une vingtaine de bouquins en moins… Même punition chez Payot/Rivages, où les collections de Doug Headline, qui battaient de l’aile depuis deux ans, sont passées à la trappe et ne se contentent plus que de « solder les comptes », c’est-à-dire publier les quelques ouvrages en cours sur certains cycles (tant pis pour Valerio Evangelisti, par exemple, dont la série « Eymerich » se retrouve aujourd’hui en France sans éditeur grand format déclaré). Allez, encore une dizaine de bouquins en moins… Il y eut aussi ceux qui ont publié moins et avec davantage de discernement : Nestiveqnen, ou encore Mnémos. Tant mieux. Les éditions l’Atalante se seront également faites assez discrètes cette année, publiant avec régularité mais sans outrance, fidèles à leur image d’éditeur sérieux et avisé. Reste que cette tendance à la restriction ne concerne finalement et surtout que la science-fiction. Dommage pour les amateurs. Ainsi, du côté des nouveautés éditoriales dédiées à la S-F, on ne retiendra guère cette année que la courageuse collection de novellas de Jérôme Leroy initiée aux éditions du Rocher (avec quatre titres par an annoncés). Pour le reste, la science-fiction a continué de marquer le pas. Très peu d’inédits, pas mal de rééditions, notamment de textes « classiques » sous la forme d’omnibus, et du space opera, beaucoup de space opera. Bref, les valeurs refuges : de l’aventure spatiale et des auteurs à la stature incontournable (Vance, Williamson, Herbert, Silverberg, etc.). Comme toujours, l’amateur de bonne science-fiction inédite se sera tourné vers l’inévitable « Ailleurs & demain » et sa production parcimonieuse mais éclairée (Illium de Dan Simmons, Langues étrangères de Paul Di Filippo, Roma Æterna de Robert Silverberg, Le Bureau des atrocités de Sharles Stross), tout en gardant un œil attentif du côté de Folio (Frank M. Robinson), de Pocket (Nancy Kress), de la collection « Lunes d’encre » (Le Souffle du temps de Robert Holdstock), ou encore de « Rendez-vous ailleurs » qui paraît, au sein d’une production de fantasy inévitablement soutenue, marquer de plus en plus son intérêt pour la vraie science-fiction et c’est tant mieux (L’Ombre du Shrander de M. John Harrison ou L’Ecorcheur de Neal Asher, à paraître en avril prochain — cette collection ayant été l’une des rares, cette année, à avoir publié en grand format un nouvel auteur de S-F français : DOA).
Si les vaches science-fictives furent bien maigres en 2004, celles de la fantasy furent en revanche d’une obésité malsaine. Le Rocher s’y est mis (Paul Kearney), les collections dédiées sont légion (et d’autres arrivent — Calmann Levy), tout comme les nouveaux éditeurs spécialisés. Quant aux « anciens », ils tiennent une forme olympique, tel Bragelonne qui nous assène tous les mois ses quatre inédits en grand format… 2004 a entériné un tassement de la production S-F et l’explosion de la fantasy. Point. Il y a fort à parier que 2005 confirmera cette tendance — peu ou prou le décalque en négatif de la situation éditoriale du début des années 80 où la S-F tenait le haut du pavé et la fantasy se voyait reléguée au rang de littérature pour gamins en mal d’émotions.
Que les choses soient claires, toutefois. Il n’est pas ici question d’opposer fantasy et science-fiction. Pour l’essentiel, ces deux genres ne touchent pas le même public et nous passionnent, en Bifrosty, tout autant l’un que l’autre. Ce qu’il convient de constater, en revanche, c’est que ces genres sont presque toujours publiés conjointement au sein des mêmes structures, qu’ils sont parfois écrits par les mêmes auteurs et, bien sûr, vendus côte à côte en librairies. De fait, qu’un genre « enfle » artificiellement et l’autre en pâtit inexorablement. Le danger a toujours été la surproduction. D’un strict point de vue commercial, on ne peut nier que la fantasy marche globalement mieux que la science-fiction. A Bifrost, nous nous sommes toujours battus et nous battrons toujours pour ce que nous considérons être un bon bouquin, en dépit du genre auxquel il appartient. Fantasy, science-fiction, fantastique, un peu tout cela : on s’en cogne ! En revanche, ce qui ne laisse pas de nous exaspérer, c’est l’opportunisme éditorial, cette sourde connerie qui fait se précipiter tout et n’importe qui sur un genre ou l’autre au gré des modes, publiant à la pelle, raclant les fonds de tiroir d’auteurs sous prétexte qu’ils ont une série à succès, bâclant les traductions, noyant le lecteur, le libraire et au final toute la chaîne du livre sous une avalanche de productions par définition médiocres jusqu’à, finalement, laisser le genre concerné commercialement exsangue ou peu s’en faut. A ce titre, l’année 2004 est l’exemple parfait du résultat catastrophique de cette politique : la disparition d’un certain nombre de structures ou collections typées S-F au profit d’une production pléthorique et médiocre dans les domaines de la fantasy. Les amateurs de Lucius Shepard ou Jonathan Carroll (pour citer deux auteurs publiés chez « Imagine ») peuvent circuler : y a plus rien à lire. Du moins pour l’instant…

Olivier Girard

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