« C’est l’histoire d’un type qui voyage dans le temps. Je n’ai pas encore trouvé de titre ».
(« L’Horloge du Temps perdu »)
(« L’Horloge du Temps perdu »)

Bref, j’ai toujours adoré les histoires de voyage dans le temps.
Le paradoxe temporel me semble être une des grandes inventions de la science-fiction, genre aussi original qu’infortuné, dont maint commentateurs tiennent régulièrement à souligner, on se demande bien pourquoi, qu’il n’a rien inventé et qu’il n’est que le rhabillage d’un imaginaire qui n’aurait pas bougé depuis l’origine des… temps. Parfois, selon les interlocuteurs, je me demande si l’on parle bien des mêmes objets culturels, tellement l’incompréhension est grande. C’est toujours pour moi un sujet d’étonnement, même si je devrais en avoir l’habitude… Mais passons.
Une des séductions des histoires de voyage dans le temps, surtout dans le cadre des paradoxes ou prétendus tels, c’est la beauté du processus même qui assure leur cohérence (tout au moins, le temps de la lecture !). On se délecte alors à démonter et remonter le subtil mécanisme aux rouages délicats, comparable dans les meilleurs cas, il n’y a pas de hasard, à celui d’une horloge de précision. Cette séduction peut être un piège, si elle tend à transformer les protagonistes du récit en simples pantins (encore que, parfois, je dois avouer que la pure contemplation du mécanisme suffit parfaitement à ma satisfaction personnelle, mais je n’insisterai pas, pour ne pas subir le reproche de manquer d’empathie envers mes prochains, même fictifs…).

Une très remarquable trouvaille d’Anne Fakhouri consiste à avoir pris le film « Retour vers le futur » (« Back to the Future », 1985) comme référence de son récit, à avoir fait de la connaissance de, ou pour mieux dire, de la familiarité avec ce film, la base théorique, presque philosophique du roman (j’ai été à deux doigts d’écrire « métaphysique », mais je n’ai pas envie d’employer ce terme qui générerait encore davantage de confusion…). C’est extrêmement astucieux : vieux ou jeunes, tout le monde a vu « Retour vers le futur » (ou même la trilogie complète), et ce film a été, à mon sens, le premier à réellement familiariser le grand public, y compris celui peu attiré par la science-fiction, avec la thématique audacieuse du paradoxe temporel (que se passe-t-il si l’on tente de changer le passé ?). Et ce de manière définitive : j’irais jusqu’à prétendre qu’il y a un avant et un après « Retour vers le futur », au niveau de l’arrière-fond culturel du grand public.

Débarrassé de l’épineux problème de la cohérence de son univers — tout lecteur qui accepte le monde de « Retour vers le futur » acceptera, par simple osmose, le monde de « L’Horloge du Temps Perdu » —, l’auteur peut laisser cours à son talent naturel — c’est l’expression traditionnelle employée pour désigner une qualité acquise au bout d’années d’effort et de travail — pour les descriptions psychologiques, et plus particulièrement celle de la détresse et de l’angoisse. Car on ne rigole pas beaucoup, dans ce roman, même s’il l’on relèvera par ci par là quelques subtiles pointes d’humour. L’histoire racontée s’accommoderait d’ailleurs fort mal d’un ton plaisant (un aspect qui, pour le coup, distingue radicalement « L’Horloge du Temps Perdu » du film de Zemeckis). J’irais jusque à prétendre que j’ai trouvé ce texte âpre quelque part, dur à force d’être poignant, même si cela se termine « bien ». Encore qu’il y aurait beaucoup à dire sur ce « bien »…
J’insisterai aussi sur l’art singulier d’Anne Fakhouri à rendre oppressantes et signifiantes les scènes de rêve ou assimilé — chapitres en italique dans le texte —, scènes jamais gratuites qui jouent le rôle de révélateur et d’oracle (l’« écran bombé » du téléviseur…). C’est là, à mon sens, la signature d’un écrivain viscéralement fantastique. On n’aura pas de difficulté à trouver des scènes similaires dans d’autres récits de l’auteur.
Sur la couverture, je vois inscrit, formant un cercle : « L’Atalante Jeunesse ». Ah bon, c’est un roman « pour la jeunesse », ça ? À part le fait que le personnage principal et quelques personnages secondaires importants naviguent dans les 14 ans, et qu’ils adorent (comme moi), les Quatre Fantastique de Stan Lee et Jack Kirby, je ne vois pas bien en quoi ce roman concernerait davantage les adolescents que les adultes ! En tout cas, personnellement, cette histoire d’individus marqués, torturés même, qu’ils soient adultes ou adolescents, m’a pris à la gorge… À moins que l’idée de l’éditeur ne soit d’instaurer dans les jeunes esprits un sain pessimisme quant à leur avenir personnel et celui de leurs proches, sur lequel ils influent fatalement : statistiquement, il est indéniable qu’ils ont bien davantage de chance de se prendre les pieds dans le tapis que de réussir leur vie et, en se faisant à cette idée, ma foi, la vie ne peut alors que leur réserver d’agréables surprises… C’est là une philosophie qui se défend !
À lire, absolument.
J’allais oublier : c’est aussi un roman sur le roman dans le roman, sur l’angoisse du romancier compris comme un démiurge, et… sur les métiers impossibles de parent et d’enfant, pourtant si largement exercés en amateur et avec désinvolture, comme on pourra trop facilement le constater autour de soi…
Joseph Altairac