Albert Robida, L'horloge des siècles (1902) ou le temps inversé
On admire souvent les gravures et dessins d'Albert Robida (1848-1926), sans toujours savoir d'ailleurs qu'il s'agit de lui. 60 000 dessins, 200 œuvres illustrées, direction de périodiques (comme La Caricature ou le Petit Français illustré), auteur d'environ 70 livres sur divers thèmes, l'œuvre d'Albert Robida est importante en quantité mais aussi en qualité.
Ses illustrations évoquant du futur sont sans cesse reprises d'exposition en ouvrage mais ses fictions sont moins connues. Sa bibliographie est pourtant riche de livres, feuilletons et autres récits du futur dont il assure aussi l'illustration comme Le Vingtième siècle, La Guerre au Vingtième siècle, La Vie électrique…
Comme caricaturiste, anticipateur, illustrateur, il aborde de nombreux genres de la science-fiction d'alors de la projection dans le futur au voyage dans le temps comme avec Jadis chez aujourd'hui ou L'Horloge des siècles. Souvent plus audacieux que Jules Verne, il est aussi plus juste dans ses prévisions : il imagine des femmes égales des hommes, un appareil de communication total (le fameux téléphonoscope), des cieux parcourus par des aéroplanes, des rues pleines d'automobiles mais aussi une Terre menacée par la pollution.
Le court roman L'Horloge des siècles a pour thème le temps inversé. La dernière édition en date propose en quatrième de couverture un résumé fidèle : « Paru en 1901 dans « La Vie illustrée » puis en version intégrale en 1902, « L'Horloge des siècles » est une anticipation à rebours. Un cataclysme cosmique provoque la rotation en sens inverse de la Terre. Mais bien plus grave, il entraîne un dérèglement de la marche du temps qui, soudain, fonctionne « à l'envers » de ce que l'on en connaît ! Les vieillards redeviennent jeunes, les plus jeunes retombent en enfance et, pire, les morts ressuscitent, avant, eux aussi, de rajeunir inexorablement... Les situations, les carrières, les couples, bref la société, tout se trouve emporté dans ce maelstrom du temps inversé. Entre cocasserie et sérieux de la réflexion sur le temps, sur l'histoire, sur la guerre, sur la question sociale ou sur l'humanité en général, Robida nous entraîne dans un roman échevelé, loin des sentiers balisés de la connaissance. Et le livre s'arrête lorsque s'annonce le retour prévisible du « dernier coup de canon de Waterloo », pour ne pas dire de la bête noire de Robida : Napoléon Ier. »
À travers l'histoire de quelques personnages, Albert Robida nous emmène dans une société qui régresse temporellement, dans laquelle les faibles d'aujourd'hui redeviennent les forts d'hier et inversement, et où le progrès, dont le caractère inéluctable était partagé par nombre de penseurs, est remis en cause.
Lire Robida, c'est retrouver certes une science fiction ancienne dont l'écriture peut sembler désuète mais aussi rencontrer des préoccupations très contemporaines comme celles des réactions face aux progrès scientifiques et techniques, de la guerre et de la paix ou du rapport de l'homme à la nature et au temps.
Extraits :
À rebrousse-temps :
- Oui, la vie retourne en arrière, mon ami, c'est la vérité absolue ! Ce bouleversement de l'univers au cours duquel la race humaine a pu se croire arrivée à sa fin, a été bien plus complet que l'on pensait dans les premiers temps qui ont suivi la Grande Épouvante, aux premières étrangetés et bizarreries constatées ! On ne peut pas dire que le monde a fini, puisque sa course continue en arrière ! Après le grand détraquement dans lequel on a cru que les temps étaient révolus, l'horloge des siècles remarche, mais elle marche à l'envers, le monde, en un mot va à rebrousse-temps !
Le retour des anciens :
Ce retour à la vie, cette rentrée en scène des ancêtres apportait dans les familles, nous l'avons dit, d'étonnantes modifications et transformait de fond en comble l'ancienne organisation. Motifs de profonde stupéfaction pour les fils, mais combien davantage d'étonnements et de troubles d'âme aussi pour les pères ! Quels transports de joie, d'abord, au retour dans ce vieux monde, dans la famille retrouvée ! Moment d'indicible allégresse ! Rien n'était fini, tout recommençait au contraire. Que d'émotions et que de réflexions ensuite, quand on avait fini de serrer dans les bras cette famille perdue, croyait-on, à jamais, quand l'on recommençait à revivre les anciens jours.
Ah ! quels retournements d'âme, quels puissants motifs à salutaires et profondes réflexions, et quel abîme de réminiscences, assez souvent amères et pénibles !
Que de choses dans l'existence d'autrefois auraient pu être modifiées, en mieux sans doute, jadis, si l'on avait pu prévoir cette deuxième rencontre des pères et des fils dans des conditions absolument renversées !
Refaire l'histoire, réparer les erreurs du passé :
L'Histoire, même incertaine, en mains, permettra au Conseil de Préservation d'agir efficacement sur les gouvernements... Le Conseil devra guider de toutes les façons possibles par les avertissements ou les actes, les bons gouvernements, rois, ministres, hommes d'État, les aider à extraire des bonnes situations, des heureuses périodes traversées, toute la somme de satisfactions qu'elles peuvent comporter pour les faire pleuvoir sur les peuples, - lesquels, hélas ! depuis qu'il y a des gouvernements et des peuples, n'ont guère été comblés sous ce rapport. - Et lorsque viendront les temps difficiles, les périodes de malheurs et de désolations, le Conseil de Préservation, constitué en permanence, cherchera les voies et moyens les plus efficaces pour se tirer, au meilleur compte possible, de ces périodes calamiteuses... Prévoir, lutter, améliorer ! C'est un rôle superbe que celui de ce comité opérant une sorte de révision, au jour le jour, de l'histoire du monde, en s'efforçant d'affaiblir le mal et de fortifier le bien, de favoriser l'action des bons et des utiles, et de neutraliser le plus que faire se peut celle des mauvais.
La fin de l'aliénant machinisme :
Que de changements dans la science, dans l'industrie, le commerce et le reste !
Enfin ! Enfin ! le principe de la machine à vapeur est sur le point d'être oublié ! Ce n'est plus qu'une curiosité de laboratoire qu'on se montre entre savants...
C'est le dernier rôle du machinisme meurtrier et abrutissant, la fermeture des dernières grandes usines, la disparition des énormes agglomérations industrielles pompant la vie et dépeuplant les campagnes au profit des noires cités de labeur triste, et des usines géantes, dont les inconvénients sans nombre avaient fini par jeter l'épouvante dans tous les esprits non fermés à la réflexion. Oh ! ces féroces machines si longtemps triomphantes et dominantes, les voici donc à terre !
Seuls les économistes et les statisticiens, au coeur sec comme un chiffre, avaient pu les considérer sans frisson, et se féliciter même de leur rendement industriel et financier, sans se soucier de ce que pouvaient représenter de larmes, de misères, de maux sans nombre, les tonnes de produits manufacturés ou les masses d'or affluant aux caisses...
À lire :
Albert Robida, L'Horloge des siècles, collection Uchronie, éditions Pyrémonde, 2009
Jacques de Gachons, Le Ballon fantôme (1909), La Bibliothèque voltaïque, Les Moutons électriques, 2012, illustrations d'Albert Robida.
Signalons l'article de Samuel Minne, « Réversibilité : la représentation du temps inversé en littérature », in Eidôlon « L'imaginaire du temps dans le fantastique et la science-fiction », n° 91, Presses Universitaires de Bordeaux, 2011.
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Philip K. Dick, À Rebrousse-temps, (roman), J'ai Lu, 2004.
Godard et Ribera, Le Monde à l'envers, (BD) Le Voyageur des limbes, tome 27, Dargaud, 1988. (BD)
Fredric Brown, « F.I.N. » (nouvelle), in Fantômes et farfouilles, Folio SF, 2001
Vincent Goffart, Jonathan à perte de temps (roman), Marabout science-fiction, 1975
Martin Amis, La Flèche du temps (roman), Domaine étranger, 10/18, 1998
Webographie :
Site consacré à Albert Robida : http://www.robida.info/
Philippe Ethuin