De formation, Quentin Censier est ingénieur roboticien. Mais sa passion pour l'histoire militaire lui a fait créer la chaîne Youtube, Sur le Champ, sur laquelle il a produit plus de 50 vidéos sur le sujet, développant des concepts historiques des manières de mener la guerre en illustrant avec des batailles ou des campagnes d'époque.
Il répond à nos questions sur son article Le Mythe de la bataille décisive, dans Les Clichés de l’histoire, les actes du colloque du festival Fest’Ain d’histoire, publiés par l’association Didaskalie, en cours de financement sur Ulule.
Actusf : Le mythe de la bataille décisive commence avec la Bataille de Cannes, qui oppose l’armée de Rome contre celle de Carthage. Vous pouvez nous en donner les grandes lignes ?
Quentin Censier : Durant la Deuxième guerre punique, Hannibal et son armée carthaginoise envahissent la botte italienne et inflige deux défaites importantes à l'armée romaine. Le sénat de Rome décide de lever la plus grande armée de leur histoire pour mettre un terme aux agissements d'Hannibal et le rencontre à Cannes, dans le Sud de l'Italie. Malgré un sous-nombre important, le général carthaginois parvient à encercler l'armée romaine. Son plan s'est basé sur un centre flexible qui a aspiré petit à petit les légions romaines tandis que sa cavalerie se débarrassait de son vis à vis. Quand cette dernière revient dans le dos des Romains, ces derniers sont déjà encerclés sur trois côtés. Complètement pris au piège, ils sont massacrés.
Actusf : Au début du XXe siècle, Alfred von Schlieffen, un chef d’état-major allemand, va reprendre la fameuse idée de la « bataille décisive ». Dans son livre, Cannae, il va même détailler comment y parvenir. Quelle est donc sa « Recette miracle » pour remporter toutes les guerres ?
Quentin Censier : En fait, la doctrine de von Schlieffen par de cette idée selon laquelle une guerre se résout lors d'une bataille finale, la bataille décisive, dont le but est de détruire la capacité de combattre de son adversaire. Aussi la grande question qui en découle est « Comment s'assurer la victoire dans cette bataille décisive ? »
La réponse est le schéma de Cannes. Aspirer l'armée adverse sur un point et l'encercler dans le même temps sur les deux côtés (ou un seul si l'autre est bloqué par des montagnes ou une mer). En fermant un piège sur les force adverse on s'assure une position tactique très favorable pour mener la bataille décisive et on empêche l'ennemi de se dérober, de refuser la bataille décisive.
Actusf : Se baser sur la bataille de Cannes – qui n’a pas conduit à la victoire de la guerre – pour élaborer une théorie d’une bataille décisive, c’est un paradoxe non ?
Quentin Censier : Oui et non. En fait, von Schlieffen n'invoque Cannes qu'afin de donner un schéma qui répond à l'angoisse de perdre la bataille décisive. Il balaye donc le caractère non décisif de Cannes en soulevant que c'est par l'intention que l'on donne à ce schéma que l'on en fait un mouvement décisif.
Actusf : Les allemands vont mettre en pratique cette théorie une première fois en 1914-1918 contre les français. Ça n’a pas vraiment été concluant, à priori ?
Quentin Censier : Il est certain que sur le front français, c'est un échec. Mais dans le même temps, ils parviennent à Tannenberg à applique le schéma de Cannes contre deux armées russes, stoppant net tout espoir d'avancées des troupes tsaristes pendant un bon moment. Aussi à l'entre-deux guerre, l'état major allemand en conclut que l'exécution a pêché en France mais conserve l'idée de Cannes en s'appuyant sur Tannenberg comme une preuve de son bon fonctionnement.
Actusf : Pourtant, les allemands repartent à la recherche de cette fameuse bataille décisive en 1939-1945 - et sur plusieurs fronts ! Le français, mais aussi le russe.
Quentin Censier : Il l'ont même renforcé au point de donner un nom à la manœuvre : le Kessel. S'ils ont été particulièrement créatif sur plein d'autres domaines conceptuels militaires, le fait est qu'ils restent embourbés dans une vision de la guerre très orientée en conservant la bataille décisive et Cannes comme base de pensée tactico-stratégique.
Actusf : Pourquoi les allemands se sont-ils entêtés dans cette approche tactique, alors qu’elle n’avait clairement pas marché pendant la première guerre mondiale ?
Quentin Censier : Mine de rien, c'est une pensée qui a eu plus d'un siècle pour se renforcer et trouver les exemples historiques qui lui donnent raison. Les batailles de Frédéric II, de Napoléon ou de von Moltke l'Ancien sont interprétées à travers ce prisme. Et les victoires durant la campagne de France ou au début de l'invasion de l'URSS semblent leur donner raison. Mais en restant fixés sur la bataille décisive, ils oblitèrent bien d'autres paramètres qui interviennent dans une guerre. La volonté politique ou la capacité économique à produire de la capacité militaire par exemple.
Actusf : Aujourd’hui, la bataille décisive, c’est juste un mythe dans les manuels d’histoires militaires, ou des généraux la recherchent toujours ?
Quentin Censier : Je m'étonne encore de voir par moment des papiers dans l'armée défendant l'existence de la bataille décisive. Mais dans l'ensemble, elle n'est plus recherchée, a fortiori du fait du changement total de la forme de la guerre actuelle. Par contre, au delà des manuels d'histoire qui sortent de plus en plus de cette histoire bataille un peu désuète, c'est dans les films et la culture que l'image de la bataille décisive persiste. Sûrement parce que scénaristiquement, elle offre le plus parfait des climax.
Vous pouvez commander Les Clichés de l’histoire par ici.
Et vous pouvez réécouter la conférence de Quentin Censier : Le Mythe de la bataille décisive, donnée pendant l'édition 2018 du festival Fest'Ain d'histoire.