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Les conseils de Claude Ecken - Des Dialogues Enlevés
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Les conseils de Claude Ecken - Des Dialogues Enlevés

Ça y est ! Votre personnage s'est mis 0 exister et a balbutié ses premiers mots ! Ils tiennent encore sur une seule ligne mais le résultat est ravissant. En fait, il ne s'agit pour l'instant que d'échanges utilitaires comme « Gaffe, la confiture va couler » ou « Je t'avais prévenu », qui ne véhiculent que de l'information immédiate et pratique, à consommer sur place. Les simples bruitages imposés par les conventions sociales, « Salut, ça va et toi ?, à plus, ciao », ayant été éliminés, ce qui subsiste a sa raison d'être et se trouve de loin en loin relevé par une répartie cinglante ou un bon mot. À présent, il s'agit d'aller plus loin. Les personnages principaux ne doivent pas seulement être en capacité d'acheter sans bredouiller une baguette de pain, mais aussi de tenir des raisonnements qui supposent un sens du discours plus élevé, à savoir de l'élocution.
 
À PEINE ARRIVÉ, ET DÉJÀ DE LA RÉPARTIE !

Il faut que les dialogues soient enlevés. Sinon enlevez des dialogues ! La cause étant entendue, il reste à se demander comment soigner ces prises de parole, surtout celles dont la teneur en information est essentielle à la poursuite de l'intrigue. Quels sont les pièges à éviter pour ne pas commettre de platitudes, on en a à présent une petite idée. Comment s'y prendre, voilà qui mérite d'être examiné plus avant.

Comme pour tout ce qui concerne l'écriture, il n'existe pas de méthode fiable, pas de règle à observer scrupuleusement, mais quelques trucs à appliquer en attendant de saisir le principe.

Le premier, et le plus général, consiste encore à se les mettre en bouche. Pour être certain que les dialogues sonnent juste, rien ne vaut leur lecture réitérée à voix haute. En s'exerçant à répéter les répliques de façon rapide, voire automatique, la formulation juste, la plus courte et qui claque le mieux, finit par apparaître. À deux, l'exercice est encore
plus aisé.

Écouter parler les autres, voire les enregistrer dans leurs œuvres quotidiennes, est également enrichissant. On se rend compte que, dans le langage parlé, bien des détails sont passés sous silence parce que le contexte, l'attitude, le regard, n'ont besoin d'être complétés que par un minimum d'informations verbales. La banalité des échanges saute aux yeux, ce qui permet de comprendre qu'un dialogue romanesque, dans la grande scène du trois, n'est réaliste qu'en apparence.

La phrase bien balancée, le dialogue enlevé fait toute la différence, c'est un fait. Mais dans les échanges au quotidien, truffé d'inévitables platitudes, il ne faut pas tenter de relever le niveau avec une verve perpétuelle. Mieux vaut traduire en discours indirect un achat chez le boulanger que de faire dire au héros : « M'enchanteriez-vous d'une flûte ? », trait d'esprit que de surcroît des lecteurs pourraient mal interpréter. Le boulanger aussi, si vous testez d'abord vos bons mots sur la boulangère.

Rien n'est plus pénible que cette surchauffe permanente de l'esprit à propos de futilités. Cette artificialité des échanges pousse à se demander par quels feux d'artifices langagiers l'auteur soulignera les passages réellement importants d'une conversation. Par définition, les apophtegmes ne se débitent pas en rafale. Au contraire ! La phrase mémorable ou la pensée profonde, se délivre au cours d'un passage au style certes soutenu mais débarrassé de remarques spirituelles : elle s'épanouit dans un cerveau loin de son seuil d'ébullition. Essayez de lire un recueil de sentences et maximes sur le rythme d'un bon polar, au bout de dix pages, vous déclarez forfait.

Voyez à quels moments votre humeur guillerette vous pousse à ornementer votre réponse d'une répartie plus fine, et surtout en présence de qui et à quelles occasions. Il y a de l'affectation dans l'expression trop recherchée. Une profusion de saillies et de pointes, un chapelet de sentences et de maximes, particulariseraient votre personnage au point d'en faire un individu infréquentable. Tout le monde a dans ses relations un joyeux drille qui ne peut s'empêcher de lancer des vannes dans les situations les plus inopportunes. Le genre de type qui ne remarque jamais la gêne qu'il provoque, ou qui s'en fout. C'est souvent drôle, mais ça lasse ; et si c'est salace, c'est même plus drôle.
 
DIALOGUE HAUTE-FIDÉLITÉ

On peut, au choix, restaurer la cohérence en arasant les phrases des scories du direct, à condition de rester proche de l'idée que le lecteur se fait d'un langage naturel. Parfois, il est plus profitable de mettre en évidence ces scories, ainsi que les interférences de la vie quotidienne. L'effet de réel est garanti, du moment que le discours reste intelligible. La mise en situation densifie le propos et la banalité du contenu, si banalité il y avait, se dissipe sous la véracité du rendu.

Ainsi, ce discours au petit déjeuner :
« Ce soir, une fois de plus, je finis tard. Mais je serai payé en heures supplémentaires… Tu ne m'en veux pas, j'espère ? Je ne l'ai vraiment appris qu'au dernier moment. »
 … est d'un prosaïsme à pousser au suicide le plus vaillant des fonctionnaires. Pour achever de plomber la scène, l'auteur y a ajouté un désagrément qui sent le vécu et qui permet de bien situer la scène à l'heure du petit déjeuner : le locuteur laisse échapper un juron en se brûlant les lèvres avec sa tasse !
 « Ouch ! C'est chaud ! Tu devrais penser à retirer la casserole du feu avant que ce soit bouillant. »


Ce nano-drame insoutenable est si insignifiant qu'on le croirait extrait d'un film d'avant-garde suédois, quand les distributeurs menaçaient les réalisateurs de se faire payer si ceux-ci insistaient pour qu'ils regardent leur film en entier avant de le mettre dans les salles. Plutôt que de séparer les sujets de conversation en unités intelligibles, l'option réaliste choisit de les fusionner dans l'apparent désordre qui caractérise la vie quotidienne. La restitution brut de décoffrage est un moyen de dynamiser l'ensemble en donnant à voir la scène sans y intercaler de descriptions. Le point de vue s'en trouve changé et éclaire différemment la scène.

« Ce soir, pff, je finis plus tard, ouais, je sais.., mais ce sera payé en heures supplémentaires… Ouch ! C'est chaud ! Tu m'en veux pas, j'espère ? T'sais, je ne l'ai vraiment appris qu'au dernier moment. Merde ! Tu devrais penser à retirer la casserole du feu avant que ce soit bouillant. »

L'effet de réalisme se double d'une lecture différente de la scène : les reproches au sujet de la boisson bouillante semblent anticiper les récriminations de l'épouse. Si on n'avait pas présenté ce comportement à travers le discours il aurait fallu l'expliciter par une remarque au sein de la narration, précision qui peut être dommageable au récit. On retombe là sur ce vieux poncif qui consiste à montrer plutôt qu'à dire.

Un entraînement est tout de même nécessaire avant de se lancer dans de telles transcriptions dialoguées. Sans apprentissage, vous risqueriez de transformer un échange chaotique en fatras inintelligible. Le déchiffrage de tels propos réclame un effort supplémentaire de la part du lecteur qui n'a que la voix pour comprendre ce qui se passe, et vous savez à présent qu'il ne faut pas perturber trop violemment ce susceptible qui est toujours prêt à vous lâcher pour le livre suivant sur l'étagère. Comme il n'est pas averti par d'autres éléments du récit, il doit recomposer mentalement la scène, à l'instar d'un curieux écoutant derrière les portes. Autant faire en sorte qu'il s'y retrouve. Assurez-vous donc que le décor est suffisamment bien planté pour ne pas dérouter quand la parole intègre ces éléments extérieurs au propos.

Bien sûr, le lecteur ne répugne pas au plaisir de comprendre après coup que la phrase « Fais attention ! » ne concerne pas la conversation en cours mais la confiture en train de couler sur la chemise depuis quelques paragraphes déjà ou bien est une allusion à un sujet plus vieux, qui revient inopinément sur le tapis. Cela rend la lecture plus active et le récit plus riche. Mais comme toujours, ce petit jeu n'est fructueux que si le sujet est bien lancé sur les rails et que les "parasites" ne parviennent pas à altérer la compréhension générale. Il ne faut pas laisser sans solution ces remarques sibyllines. Avec Goscinny, par exemple, tout est toujours clair. Les interférences dans la scène de colère du jeune homme se voyant refuser l'achat d'une guitare électrique par son père forment au contraire d'excellents excitateurs qui soutiennent l'intérêt :
« Je le trouverai, le fric. Ouais, ouais, parfaitement ! On en entendra parler de la bande des « Misérables » ! Faudra pas s'étonner si j'ai mon nom dans les journaux, après, hein ? Mais tant pis… Ah, non, non, non ! Tire-toi, Simone, ou je réponds pas de moi ! Tire-toi, j'te dis !… Bon, qu'est-ce que je disais ?… Ah oui ! La guitare, il me la faut, et je l'aurai ! Par n'importe quel moyen ! Tu regretteras de ne pas m'avoir donné de quoi acheter une guitare, comme ton père l'a fait pour ton saxo ! »

Dans cet extrait de La Potachologie, « Ah, non, non, non ! » n'est compréhensible qu'après l'irruption d'un tiers, la petite sœur en l'occurrence. L'intervention de Simone étant récurrente dans le texte, cette interruption de la diatribe est davantage un motif d'amusement qu'une gêne.
 
ARGUMENTAIRE, MON CHER WATSON !

Un point est cependant acquis : interférer avec le contexte est un moyen de densifier l'action et de la décrire sans entrecouper les dialogues de descriptions plates. L'immersion garantit le dépaysement.

À y bien regarder, cette façon de vivifier un dialogue est analogue à l'emploi des dialogues dans un récit : ils sont eux aussi des interventions contextuelles au cours d'un exposé savant, d'une dissertation ou de n'importe quel passage ronflant.

Pendant longtemps, le dialogue fut une forme littéraire dominante, propice aux échanges philosophiques. À la manière du conte, qui passait par l'allégorie, c'était un cadre parfait pour développer un raisonnement en l'assaisonnant de remarques plaisantes et de réparties spirituelles, tout ce qui fait le sel d'une conversation et manque aux exposés arides. De l'Antiquité au XVIIIe siècle, il s'en écrivit à foison. Il y avait les Dialogues de, avec, entre et sur. Ces prépositions ne sont pas un manuel des positions des dialoguistes, mais identifient les interlocuteurs et les sujets abordés. Ainsi le Dialogue de Damon et de Silvie (en 1676, cherchez pas, c'est pas Matt Damon), le Dialogue du paysan et du bourgeois devant l'impôt (un must de 1889), Le Dialogue entre la goutte et M. F. (comme quoi, en 1781, il se publiait déjà des inepties) ; si le Dialogue avec ma belle-mère n'est pas référencé, c'est qu'il est en cours. On imagine mal, en effet, la variété des sujets, chacun y allant de son opinion dont on n'avait que foutre, à coups de Dialogue sur l'immortalité de l'âme, Dialogue sur la femme du voisin, qui inspira celui avec la belle-mère, en attendant un Dialogue sur les dialogues.

Chaque fois qu'on avait besoin de discuter très concrètement certains points, d'opposer des arguments de façon précise, la mise en dialogue s'imposait et même garantissait une restitution plus juste de la pensée. Outre les avantages exposés plus haut, l'intérêt d'un Dialogue est d'assener son argumentation sans avoir à trop bétonner son exposé. L'auteur peut couper la parole à ses adversaires au bon moment, esquiver les objections difficiles à réfuter, glisser des maladresses outrancières dans la bouche du curé ou de l'avocat, utiliser la moquerie et l'exagération pour mieux ridiculiser ses adversaires... Bref, il peut varier les armes et multiplier les approches. Un bon mot, une formule qui claque comme une paire de baffes, et l'affaire est dans le sac sans avoir à fourbir un argumentaire dans les règles de l'art. Les Dialogues sont non seulement plus vivants qu'une épître, grâce aux clowneries qu'on peut y glisser, ils offrent aussi une grande souplesse rhétorique masquant les fragilités de l'édifice.

Par quels moyens ? Avant tout, ils injectent de l'affectif dans un discours dominé par la logique. C'est une botte secrète imparable, car la Raison se voit souvent débordée par les émotions. Si ce n'était pas le cas, celles-ci ne provoqueraient pas si aisément de panique ; vous pouvez crier "on coule !" dans le métro, il se trouvera toujours des gens pour tirer la sonnette d'alarme. Dans de telles conditions, distraire quelqu'un durant un effort intellectuel est à la portée du premier venu. Que votre sujet porte sur la grande armée de Napoléon ou les cavaliers de la guerre des Boers, on n'a alors aucun mal à lui faire prendre des lanciers pour des westerns.

Dans un dialogue, plusieurs niveaux se distinguent, de la simple question-réponse à la narration, où le principal locuteur assène plus longuement ses argumentations, en passant par l'échange contradictoire. Quelques unes de ces dialectiques ont déjà été évoquées, notamment à propos de Platon, qui exposait dans ses livres la maïeutique de Socrate, autrement dit l'art de faire accoucher autrui. Depuis, le sens de maïeutique s'est élargi vers l'ensemble des techniques de questionnement permettant de découvrir une vérité, qui n'est pas forcément de nature philosophique. C'est sûrement pour cette raison qu'on dit encore de nos jours « Alors, accouche ! » à la personne dont on attend qu'elle nous délivre ses lumières.

Chez Socrate, et donc sous la plume de Platon, cet art de l'accouchement passe par les questions-réponses qui en viennent naturellement à découvrir la vérité qui était là, présente, mais qu'il fallait débusquer. Les questions tentent d'éprouver la validité d'une affirmation, jusqu'à ce que l'opinion s'effondre ou se trouve confortée. C'est principalement dans ce type de dialogue qu'on utilise la répartie propre à donner du relief à l'échange. Mais il existe des techniques plus élaborées.

La police et les RG, entre autres, sont passés maîtres dans l'art d'une maïeutique pas toujours sophistiquée mais d'une redoutable efficacité. Il paraît même qu'on y userait, à l'occasion, de péridurales. Ces modes de questionnement usent généralement d'émotions négatives comme la peur, se basent sur la menace, l'accusation exagérée qui pousse l'interrogé à nier et donc à délivrer une partie de la vérité. Nous sommes là dans le cadre de l'échange contradictoire, forcément conflictuel, quand bien même deux avis peuvent s'opposer en toute sérénité entre gens du monde. C'est ici qu'entrent en jeu les techniques de manipulation reposant sur l'affect et les émotions, pas forcément négatives. On connaît à travers les romans policiers la répartition des rôles entre deux flics, l'un jouant les méchants et l'autre les gentils, pour que l'empathie qu'il crée pousse à la confidence.

Dans une polémique ou un débat d'idées, on peut proposer des situations théoriques invitant quelqu'un à prendre position afin de vérifier si elle est en accord avec ses opinions. Plus retors, le fait d'agir sur les leviers intimes, faisant appel à des émotions brutes difficilement contrôlables, pour pousser l'interlocuteur dans ses retranchements. C'est encore Goscinny qui vend la mèche dans un sketch extrait d'Interludes, intitulé Vous Avez De La Peine ?, où l'écoute bienveillante du journaliste n'est en fait qu'un moyen d'établir ce lien permettant de faire craquer la victime s'efforçant de rester digne :
 « – Vous avez de la peine ?
 – …
 – Parce que vous avez tout perdu, je crois ? Votre femme, vos enfants, tout…
 – …
 – Ça s'est passé très vite, paraît-il… Racontez-nous.
 – Très vite… Oui… On regardait la télé… Il y a eu un court-circuit… Vers 10 heures du soir… très vite…
 (La lèvre commence à trembler, ça va y être. Le reporter, sûr du succès, ne se presse pas. Un petit moment de silence, et puis, l'estocade.)
 – Tout ce que vous avez pu sauver c'est ceci… Cette poupée qui appartenait à la plus jeune de vos petites filles…
 Ça y est ! Il s'écroule ! Son visage se convulse, de grosses larmes commencent à couler, et puis, il pleure, il pleure à bons gros sanglots, il ne cherche même pas à cacher son visage de ses mains tremblantes.
»

Pour donner plus de poids à un passage, pensez à y inclure de l'émotion : le dialogue n'en sera que plus frappant.

Loin du rapport de forces, la conversation basée sur un argumentaire repose sur une écoute partagée, où le cheminement emprunte des tours et détours parfois compliqués, informels en apparence. L'échange est le support à la réflexion. L'auteur peut faire feu de tout bois, inclure une anecdote, une pensée profonde, une réflexion impromptue, une interférence avec le contexte, pour parvenir à ses fins, l'essentiel étant de retomber sur ses pieds en fin de conversation.

Un individu peut dialoguer avec lui-même, l'interlocuteur donnant la réplique faisant office de miroir. Pensez-y avant de dévider platement les réflexions d'un personnage hésitant sur la conduite à tenir. Les méandres de ses pensées gagneraient peut-être à être exprimées de vive voix, à travers un échange rendant plus vivantes ces tergiversations. Il existe bien évidemment des cas où le lourd secret qu'il trimballe ne peut être partagé avec personne. Peut-on tremper son camembert dans le café au lait au petit déjeuner ? n'est pas une pratique qui s'avoue facilement, même à son meilleur ami. Mais rien n'interdit d'user de métaphores pour traiter de façon allusive un problème que le personnage n'ose évoquer ouvertement. Une discussion sur les mérites comparés de la salaison et de la fumure du jambon pourrait être l'allégorie solutionnant le dilemme du psychopathe se demandant s'il doit jeter sa victime à la mer ou la brûler dans son appartement. En d'autres termes, le dialogue peut aussi constituer un intéressant ressort dramatique sur le plan du scénario.
 
CASER LA VOIX

Tout ceci est bien joli, mais ne dit pas comment éviter de se planter en donnant la parole à ses personnages. L'emploi d'anecdotes, l'ajout de composantes émotionnelles ont plutôt tendance à gonfler la conversation et donc à en minimiser la portée.
 Premier point : ne laissez jamais la conversation dominer le récit de bout en bout. Ou alors, écrivez du théâtre, une pièce radiophonique ou des dialogues à l'ancienne.
 Lorsque la conversation s'éternise, le récit devient de plus en plus cérébral. Ce n'est pas forcément un mal. De telles scènes sont nécessaires, voire incontournables, et pas seulement dans les polars. Le Nom du vent développe presque en temps réel son intrigue, n'omettant aucun détail d'une conversation. Mais il faut l'art de Patrick Rothfuss pour parvenir à captiver malgré tout.

Les récits qui ne reposent que sur les dialogues existent, mais on les habille ensuite pour leur donner un cadre. Ils reçoivent un décor visuel juste pour éviter d'être assimilés à un texte radiophonique. Ce qu'ils sont parfois malgré tout. Comment les empêcher de filer dans l'abstrait ?

De même que la télévision hertzienne balaie les lignes composant la surface de l'écran suffisamment vite pour que la rémanence de l'œil perçoive une image complète, il est nécessaire de rappeler les éléments visuels de la scène pour l'empêcher de s'évanouir dans l'abstrait. Les récits d'Asimov sont particulièrement bavards mais ne perdent jamais le décor de vue. Chez lui, les protagonistes transforment les éléments placés sous leurs yeux en éléments qui s'intègrent à la conversation. Ce que consommeront les membres du Club des Veufs noirs peut avoir un rapport avec le sujet, à moins que ce ne soit la façon de le consommer, ou les appréciations gustatives des convives. Les interférences ne sont pas gratuites mais se placent, à un moment ou un autre, au centre du récit.

Dans le même ordre d'idées, ne perdez pas de vue que vos personnages sont des êtres de chair et de sang et non de purs esprits. Le rappel du décor ne se limite pas à l'environnement visuel, mais à l'ambiance, au contexte, au physique et à la psychologie des personnages, à leur situation à ce stade du récit. Dans Le Club des veufs noirs, diverses interruptions, comme les limericks de Halsted, font une salutaire diversion, provoquant des réparties qui permettent de revenir habilement au sujet. Le principe de ces intrigues est si minimaliste qu'ils seraient d'une sécheresse extrême si les discussions autour d'un bon repas se limitaient à l'exposé d'un mystère par un invité et à sa résolution suite aux questions du groupe. Il faut donc graisser cette mécanique par des digressions, des bons mots, mais aussi par des retours à des détails pratiques comme la composition du menu, la météo, les problèmes d'un protagoniste à propos de santé, de finances, de transports, toutes distractions empêchant le récit de se résumer à une énigme purement cérébrale, mais toujours en rattachant ces éléments à un segment du thème principal, afin de ne pas donner une impression d'éparpillement. Même informelle, une conversation doit conserver un semblant de cohérence.
 
 Deuxième point : passez par le discours indirect lors des bavardages futiles. Rien ne vous interdit d'élaguer des passages quand une conversation sombre dans la banalité ou expose des informations déjà connues du lecteur. L'erreur serait de chercher à conserver la forme directe en raccourcissant artificiellement les échanges. Les dialogues manqueraient alors cruellement de naturel :
 « – Pourquoi garder tout ça si vous ne vous en servez plus ?
 – Parce que la famille ne se débarrasse jamais de ce qui lui appartient. Et puis, ça fait partie de l'histoire. C'est intéressant. Et instructif. En plus, on peut toujours avoir de nouveau besoin d'une machine. Mieux vaut garder quelque chose d'inutile qu'avoir besoin de quelque chose qu'on n'a pas. »


Quand il est questionné, un personnage ne se justifie pas en développant un argumentaire exhaustif, il se limite au principal et garde les autres en réserve au cas où l'interlocuteur insisterait.

Gardez une ou deux futilités pour l'ambiance et signalez ensuite que vos personnages discoururent de choses et d'autres avant de revenir au centre de la discussion. Ou mentionnez que l'un d'eux a fait un résumé circonstancié des événements avant de répondre aux questions.

Il en va de même des scènes d'exposition, qui comprennent généralement un grand nombre d'informations que le lecteur ignore. Il convient de les distiller petit à petit, de la manière la plus naturelle possible, ce qui nécessite parfois d'ornementer le discours de mini saynètes qui soutiennent l'intérêt. C'est ici que les petits à-côtés de l'histoire, des éléments de décor, une gestuelle, deviennent dignes d'intérêt. Ainsi, dans Carpe jugulum, de Terry Pratchett, quand une reine reçoit :
 « Oh, bonjour, Agnès, dit-elle. Prends un siège, je t'en prie. Tu n'es pas obligée de gigoter comme ça de haut en bas. Émilie a cette manie et ça me donne le mal de mer. Et puis, de toute façon, les sorcières saluent de la tête. »

Ce refus de révérence n'est là que pour signaler discrètement le statut d'Agnès (sorcière) et la simplicité de la reine, qui refuse les protocoles.

De même, des passages plus techniques gagneraient en clarté s'ils étaient exposés de façon claire et concise, et non pas avec le style fleuri d'un narrateur primesautier. Le faire parler, à cette occasion seulement, d'une façon qui n'est pas la sienne, serait une faute. Si un gamin raconte avec ses mots d'enfant un épisode particulièrement révélateur, laissez le engager la première phrase pour donner une idée de son langage, puis résumez son discours dans un paragraphe qui épargnera au lecteur (et à vous même) les minutes de ses explications empêtrées.
 
Troisième point : insérez entre deux scènes plus musclées, voire au cours de l'action, les dialogues risquant de ralentir celle-ci. Il y a en effet des propos difficiles à caser de façon vivante. Il s'agit le plus souvent de trivialités incontournables, portant par exemple sur le type de relation qu'entretiennent deux protagonistes. Rien ne vous empêche de les persiller au cœur de l'intrigue. C'est même devenu un ressort comique du cinéma hollywoodien pour dynamiser une scène : les déboires conjugaux des protagonistes se font au téléphone, sous le feu nourri des assaillants ; les agents se disputent en pleine intervention, énumérant leurs défauts, qui seront utilisés par la suite, pendant qu'ils se mettent en planque derrière un mur, poursuivant l'algarade en investissant la place ou en menottant un prévenu. Outre qu'il rehausse des scènes de combat devenues banales à l'écran, ce comique de situation case des dialogues d'exposition sans temps mort. Chaque partie est la béquille de l'autre.

De même, vous n'êtes pas tenu de faire le tour d'une question en une seule fois. Les interlocuteurs n'en ont pas forcément le temps, et il faut les interrompre. Il se peut aussi que l'échange amène à en dire trop, dévoilant des pans de l'intrigue. Ou que la suite logique des réparties modifie l'humeur des protagonistes d'une façon peu propice au bon déroulement de l'action. La discussion peut aussi porter sur un débat philosophique si long que les protagonistes feraient bien d'interrompre toute autre activité.

Dans tous les cas, segmentez votre conversation en autant d'unités que nécessaire et éparpillez les dans le récit. L'intrigue y gagne sur tous les plans : les longueurs sont évitées et le fait de revenir sur un sujet donne de l'épaisseur à l'histoire. C'est ainsi qu'une fiction devient l'illustration d'un thème ou d'une réflexion : la thèse parcourt le roman et lui ajoute du sens. Ce n'est pas seulement valable pour les débats de fond, où l'évolution du point de vue amène les protagonistes à se comporter différemment, mais aussi pour des considérations secondaires, qui relèvent des parties annexes de l'histoire. Cela donne le sentiment que les personnages ont réfléchi à la question dans l'intervalle, qu'ils n'ont pas considéré les données comme une banale distraction intellectuelle. C'est doter ces derniers d'une épaisseur psychologique tout en donnant de la pertinence au propos.

Découper une longue conversation en sections permet aussi de varier les approches sans assener toutes les hypothèses d'un coup. Cette ficelle de scénario déborde évidemment des simples dialogues, mais c'est surtout dans ces derniers qu'elle trouve à s'exprimer.
 
LA DYNAMIQUE DU DIRE

Il reste à passer aux travaux pratiques. À présent que les dialogues sont placés aux bons endroits, il reste à les rendre intéressants. La bonne volonté ne suffit pas toujours. Comment rendre plus vivantes les niaiseries et les mièvreries que le scénario ne peut contourner ni masquer par un artifice temporel ?
 Les dialogues sont mornes, on l'a vu, quand la conversation se contente de dérouler mécaniquement son sujet. Mais à moins de passer un entretien d'embauche, personne ne s'exprime de façon si convenue. Généralement, un interlocuteur déborde du strict cadre des questions-réponses en interprétant ou devançant les propos tenus.
 « – Tu as vu Pierre ?
 – Oui, je l'ai vu hier.
 – Que devient-il ?
 – Il se lance dans la peinture.
 – Ah bon ? Que dit sa femme ?
 – Elle est d'accord. »


Cette discussion atone peut être dynamisée en évitant de suivre directement le fil de la conversation.
 « – Tu as vu Pierre ?
 – On a même convenu que ce serait sympa de tous se réunir autour d'une table un de ces quatre.
 – Que devient-il ?
 – Il paraît qu'il est fait pour être peintre.
 – Les vocations, c'est bien beau à vingt ans. Mais à présent, il est marié!
 – C'est sa femme qui a fièrement tenu à me l'annoncer. »


C'est ici qu'intervient le caractère des individus ou que les contingences du moment, le contexte émotionnel, influent sur le style de la réponse. Les personnages ne se contentent pas de réagir à l'information brute mais éprouvent et ressentent des sentiments divers : leurs pensées à demi avouées doivent transparaître dans le dialogue.

Dans La Route de Cormac McCarthy, c'est le procédé inverse de la répartie vive qui est utilisé. Mais il est conforme au contexte, un monde à l'agonie couvert de cendres, qui impose des dialogues brefs, laconiques, comme si les locuteurs, épuisés, économisaient leur souffle.
 Je peux te demander quelque chose ? dit-il.
 Oui. Évidemment.
 Est-ce qu'on va mourir ?
 Un jour. Pas maintenant.
 Et on va toujours vers le sud.
 Oui.
 Pour avoir chaud.
 Oui.
 D'accord.
 D'accord pour quoi ?
 Pour rien. Juste d'accord.
 Dors maintenant.
 D'accord.
 Je vais souffler la lampe. D'accord ?
 Oui. D'accord.
 Et plus tard dans l'obscurité : Je peux te demander quelque chose ?
 Oui. Évidemment.
 Tu ferais quoi si je mourais ?
 Si tu mourais je voudrais mourir aussi.
 Pour pouvoir être avec moi ?
 Oui. Pour pouvoir être avec toi.
 D'accord.


Le vocabulaire est aussi dépouillé que les troncs calcinés, la typographie s'est de même effacée. La ponctuation est réduite aux points essentiels. L'expression des sentiments a également perdu de son incandescence et passe par de simples constats qui les dessinent en creux.

Avant de parvenir à ce niveau d'excellence, autant s'entraîner à adapter la forme de ses dialogues au contexte ou au caractère des personnages. Un bon exercice consiste à dresser une liste d'émotions et de comportements puis de commenter un texte, extrait de roman, courrier des lecteurs, manuel d'installation ou les lignes qui précèdent, avec chaque entrée de cette liste. Rédiger, à la suite des phrases chopées au hasard, une variété de réponses permet d'acquérir assez vite le réflexe nécessaire pour ne pas se contenter de platitudes en guise de réplique.
 « – Je n'en peux plus ! Il y a toujours quelque chose qui cloche avec toi.
 … peut recevoir des réponses variées, colérique, justificatrice, empruntée, agacée.
 – Comme tu es belle quand tu te mets en colère. »


Cette répartie tient du procédé, mais elle évite malgré tout à la conversation de s'enliser en se focalisant sur son sujet ; la discussion prendrait vite, sinon, des aspects autoritaires en vertu d'un cadre trop rigide. Emprunter des chemins de traverse donne des occasions de l'enrichir de considérations qui l'entretiennent et lui permettent de rebondir. En d'autres termes, il faut profiter de tout ce qui est à portée de la main, le caractère des protagonistes, le contexte, les interférences de l'environnement, comme d'une huile qui fluidifie les dialogues. Sinon, les pistons logiques s'échauffent et cognent contre les arguments qui craquèlent à force d'être martyrisés, les écrous rhétoriques se dévissent et c'est toute la mécanique du discours qui lâche. Graissez donc l'ensemble !
« – Je ne crois pas qu'il reprendra le dessus. Il n'a pas le caractère suffisamment trempé pour surmonter ces difficultés.
 – Un jour, à Tanger, j'ai vu homme errer dans la rue. Il avait tout perdu au jeu et ne parvenait pas à se refaire car il jouait le moindre penny qu'il ramassait. Jusqu'à cette fameuse nuit où... »
(suit une anecdote).

Personne ne doute que la fin de l'anecdote reviendra au sujet principal et il n'a pas été nécessaire de signaler qu'on allait répondre à cet avis pessimiste par une allégorie. L'échange n'en paraît que plus riche, alors qu'il semble s'éloigner du sujet. Mais le lecteur n'est pas non plus prêt à assimiler des informations en continu : les propos qui les enjolivent l'aident à les assimiler.

Cette façon de répondre à côté mais dans le prolongement de la question, ou de n'y pas répondre, est une technique utilisée pour dramatiser un événement ou donner de la profondeur aux personnages :

« – Madame, l'hôpital a appelé. L'état de votre père s'est aggravé.
 – Rentrons, Charles. Il fait si froid tout à coup. »

 Avouez que cette note mélancolique est plus prenante qu'une exclamation apeurée comme « Mon Dieu ! Quelle affreuse nouvelle ! » La répartie reste en relation avec le sujet : l'annonce provoque ce frisson qui incite la femme à rentrer. On aurait pu, à la place, lui éviter de répondre et la montrer s'entourant d'un châle.
 Une fois saisi le principe, on se rend compte qu'il est adaptable à toutes les situations.
 « – En fait, si le gouvernement nippon accepte le projet, nous n'aurons plus aucun concurrent direct. Nous serons les maîtres du marché.
 – J'aime la transparence de ces nuits d'automne. Je resterais des heures à contempler le ciel. »


N'importe quelle appréciation extérieure au sujet y renvoie et tient lieu de réponse. On en a pour preuve que cette dernière phrase, un rien sibylline, aurait pareillement fonctionné en réponse à un propos pessimiste :
 « – Si le gouvernement nippon rejette le projet, je crois que nous sommes bons pour déclarer la faillite de l'entreprise et aller en prison.
 – J'aime la transparence de ces nuits d'automne. Je resterais des heures à contempler le ciel. »


C'est d'ailleurs un procédé que les feuilletonistes appliquent sans vergogne. Vous le reconnaîtrez désormais sans mal.
 
Il ne faut évidemment pas abuser du procédé, sans quoi les conversations ressembleraient à des dialogues de sourds que les interlocuteurs poursuivraient vite dans un asile. Mais, judicieusement placées, ces remarques déconnectées du contexte donnent de la force au dialogue ou installent une ambiance particulière. A vous d'en user au bon moment. Généralement, ce genre de réflexion permet de conclure une scène. D'ailleurs, je vois se dessiner dans les interstices du feuillage les rayons de soleil annonciateurs d'un chapitre nouveau.
 
LA DIDASCALIE AU PIED

On ne laisse jamais un dialogue divaguer seul sur la page. Il faut que le lecteur puisse identifier le locuteur d'une façon ou d'une autre. Le plus fréquent est le fameux « I » qui pendouille à la fin de la première phrase ou du premier segment comme un médaillon au cou d'un chien. D'aucuns trouvent inconvenant ce dit-il et préconisent de s'en passer.
 Ce n'est pas toujours facile à faire mais les occasions ne manquent pas. Montrez le locuteur en action avant qu'il ne se mette à parler :
 « Il dévissa le flacon et se servit du bouchon comme d'un verre qu'il remplit à ras bord.
 – Tenez, buvez ça. Ça vous remontera..
 – Vous avez raison. J'ai eu la frousse de ma vie. Mais vous-même ne prenez rien ?
 – Jamais avant d'avoir soufflé dans le ballon. »
 L'opération inverse est également possible :
 « – Je suis sûr que ça marche !
 Le sorcier avait toujours eu une confiance aveugle dans les formules magiques de ce grimoire mais ignorait que prononcer cette phrase devant le livre ouvert le déposséderait à jamais de tout pouvoir. »


Procéder ainsi n'éliminera pas tous les "dit-il", car celui-ci sait très bien taper l'incruste en faisant la démonstration de son utilité, mais ceux qui resteront seront pleinement justifiés. Il est vrai que son emploi excessif finit par insupporter le plus patient des lecteurs, de même que la cohorte de ses accompagnateurs dénommés : fit-il, répondit-il, rétorqua-t-il et autres reprit-il qui fleurissent comme vache qui pisse-t-il. Quand bien même ils se remarquent à peine, un effort pour varier ces indicateurs s'impose. Il existe des centaines de verbes désignant la façon de parler : débiter, réciter, articuler, marmonner, psalmodier, chevroter…, de manifester une émotion : tonitruer, haranguer, pleurnicher…, d'émettre une opinion : avancer, estimer, exposer, révéler, concéder…, avec une infinité de nuances sonores, vibratoires ou phonatoires, qu'on n'a que l'embarras du choix.

Attention tout de même à utiliser ces verbes introducteurs à bon escient. Les défauts les plus fréquents sont l'emploi de verbes qui, sous couvert d'originalité, ne se contentent pas d'identifier le locuteur ni de renseigner sur sa prise de parole : « ça suffit, gesticula-t-il », « je progresse, dansa-t-il » alors qu'il aurait été plus exact de noter qu'il s'exclame en gesticulant ou en dansant ; les redondances avec le contenu comme : « J'en ai marre, se fatigua-t-il », sont d'autant plus à proscrire que se fatiguer ne renvoie pas à l'action de parler, et que dire des verbes sans rapport ou en contradiction avec la phrase du locuteur : « Viens un peu par là, préconisa-t-il. »

Évitez aussi les rencontres hasardeuses qui modifient le sens de la phrase, comme « Je l'ai cloné ! répliqua-t-il » ou le rendent carrément hilarant comme « Je suis aveugle, brailla-t-il », « J'aime les poules, vola-t-il » ce qui est gênant si l'intention n'était pas, bien sûr, d'amuser la galerie. C'était d'ailleurs un jeu du journal Spirou, probablement initié par Yvan Delporte, qui courut sur une quinzaine de numéros de l'année 1963, où les lecteurs étaient invités à rivaliser en trouvailles de ce genre. Il y admettait les adverbes et les compléments amenés par une préposition qui accompagnaient le verbe d'énonciation : « Le gisement est épuisé, dit-il, mine de rien. », « J'ai perdu à la roulette, dit-il à tout hasard. » Vous pouvez y jouer à votre tour, il vous familiarisera avec ces indicateurs de locuteur et vous évitera probablement de les employer à tort et à travers. La règle de base est simple : évitez de forcer le trait en choisissant systématiquement des formes recherchées et qu'on sent contraintes. Quand ces indicateurs  soulignent discrètement un propos, ils jouent leur rôle à fond.

Les autres précisions accompagnant un dialogue ajoutent une information visuelle qui appuient, ou parfois démentent, le propos.

Dans American Psycho, Breat Easton Ellis truffe la conversation de commentaires assez proches des didascalies donnant dans une pièce de théâtre des indications aux acteurs, mais c'est pour mieux illustrer l'excitation d'une jeune femme, Francesca, dans un lieu branché :
 « Daisy, mon Dieu, Ben et Jerry sont là. J'adore Ben et Jerry, dit-elle confusément, agitée, haletante, criant pour dominer les échos diffus de l'orchestre de jazz – qu'elle noie définitivement. « Tu n'adores pas Ben et Jerry ? » reprend-elle, écarquillant les yeux, puis, avisant une serveuse qui passe, elle l'interpelle d'un ton rauque. « Un jus d'orange ! Il me faut un jus d'orange ! Bon Dieu de merde, il faut virer ce personnel. Où est Nell ? Je vais le lui dire. » marmonne-t-elle, parcourant la salle des yeux, avant de se tourner vers Daisy. « De quoi ai-je l'air ? Bateman, Ben et Jerry sont ici. Ne reste donc pas assis là comme un idiot. Oh, voyons, je plaisante. J'adore Patrick. Allez, Bateman, remets-toi, du nerf, Don Juan, Ben et Jerry sont là. » Elle me lance un clin d'œil lascif, et passe la langue sur les lèvres. Francesca écrit dans Vanity Fair. »

On sort un peu étourdi devant l'agitation de cette femme, ce qui est le but recherché. Ces incises n'étaient pas réellement nécessaires ; on aurait pu les supprimer sans nuire à la compréhension. Le bavardage aurait alors été traversé par ces interférences auxquelles un lecteur se serait acclimaté sans peine :
 « Daisy, mon Dieu, Ben et Jerry sont là. J'adore Ben et Jerry. Tu n'adores pas Ben et Jerry ? Un jus d'orange ! Il me faut un jus d'orange ! Bon Dieu de merde, il faut virer ce personnel. Où est Nell ? Je vais le lui dire. De quoi ai-je l'air ? Bateman, Ben et Jerry sont ici. Ne reste donc pas assis là comme un idiot. Oh, voyons, je plaisante. J'adore Patrick. Allez, Bateman, remets-toi, du nerf, Don Juan, Ben et Jerry sont là. »

Mais il s'agit, sous la plume de Bret Easton Ellis, d'un portrait, comme l'indique la dernière phrase, «Francesca écrit dans Vanity Fair », raison pour laquelle l'auteur s'appuie sur les gestes et les regards accompagnant cette logorrhée.

L'intérêt des verbes devient évident quand plus de deux locuteurs interviennent. Dans une suite de tirets concernant deux individus, un rappel épisodique suffisait à s'y retrouver, quand le contexte ne le permettait pas. À partir de trois, l'adjonction d'un verbe devient nécessaire.

Un autre point important est la prise en compte du temps de parole. Si on est moins bavard dans le feu de l'action que dans un salon, autour d'un verre, cela n'autorise pas, quand on dispose de conditions idéales pour la conversation, à monopoliser la parole, à moins de supposer que le parleur ne soit une de ces sommités qu'on écoute religieusement, parce qu'il est en train de prédire la fin du monde ou de raconter ce qu'il a appris dans les cartes de votre escapade chez l'âme sœur du moment. Quand bien même il aurait des choses très importantes à dire, le mieux est d'entrecouper son discours par l'intervention des auditeurs cherchant à éclaircir un détail ou contestant un point. Tout en aérant le texte, ces interruptions permettent de rappeler le décor et le contexte au lecteur.

Mais il y a fort à parier qu'en groupe, les échanges soient non seulement plus brefs, mais que plusieurs personnes tentent de parler en même temps, voire que plusieurs sujets de conversation se superposent, se rejoignent et se séparent à nouveau. Bref, un joyeux brouhaha que l'auteur hésitera à traduire dans sa forme active s'il n'a plus d'aspirine dans son armoire à pharmacie. Une série de propos sans liens entre eux et dont les locuteurs ne sont pas désignés sert parfois à illustrer l'émoi d'une foule ou l'animation dans un lieu bondé. Quand il s'agit de suivre plusieurs personnages de l'intrigue dans une boîte de nuit, c'est une autre paire de manches !

Vous ne pouvez espérer vous tirer de cet exercice que si vous avez parfaitement caractérisé vos personnages avec des tics de langage, des phrasés identifiables, et aussi, car ces particularismes n'interviennent pas à tout bout de champ dans la conversation, en sélectionnant des sujets de discussion parfaitement identifiables.

Toujours chez Bret Easton Ellis, se trouvent quatre personnages dans un restaurant branché, introduits par les relations de l'un d'eux, qui joue à épater les trois autres en faisant la moue devant les apéritifs offerts. Le lecteur suit les discussions croisées sans être perdu grâce à la façon qu'a l'auteur de caractériser chaque protagoniste :
 « – Voulez-vous être assez aimable pour nous débarrasser de ça ? demande Price, désignant d'un geste les verres de bellini.
 – Une seconde, Tim, dit Van Patten. Du calme. Moi, je vais les boire.
 – De la saloperie européenne, explique Price. De la saloperie.
 – Tu peux boire le mien, Van Patten, dis-je.
 – Attendez, intervient McDermott, retenant le serveur. Je garde le mien, aussi.
 – Et pourquoi ? demande Price. Tu essaies d'appâter la petite Arménienne, là-bas, au bar ?
 – Quelle petite Arménienne ? demande Van Patten, tendant le cou, soudain en éveil.
 – Emportez tout, dit Price, soudain enragé. (…)
 – Qu'est-ce qui te fait croire que c'est toi qui commande ? gémit McDermott.
 – Regardez, les gars. Regardez un peu qui arrive. Van Patten émet un sifflement. Oh, mince…
 – Oh, pour l'amour du ciel, pas ce putain de Preston, soupire Price.
 – Non, pas du tout, dit Van Patten, l'air sombre. Il ne nous a pas encore aperçus.
 – C'est Victor Powell ? Paul Owen ? (J'ai peur tout à coup.)
 – Devinette : ça a vingt-quatre ans, et ça représente un tas de pognon… disons, répugnant, fait Van Patten avec un sourire grinçant. »


Ce court extrait suffit pour s'y retrouver parmi des personnages qu'on vient à peine de découvrir, entre un convive qui écrase les autres de sa morgue, un geignard apparemment jamais sorti de son trou, un troisième comparse qui connaît ce milieu sans avoir les relations ou les moyens du premier, et un narrateur plus discret, davantage observateur. Quatre pages plus loin, chacun d'eux a pris encore plus de présence, de sorte qu'il n'est plus systématiquement nécessaire de nommer le locuteur.

L'étape suivante consisterait à se passer complètement des indicateurs dans une scène de groupe, petit jeu auquel certains auteurs se sont amusés ici et là. Comme quoi, les dialogues, on n'a jamais fini d'en parler…

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