"La littérature, pour moi, permet de toucher à tous les sens à la fois."
Actusf : Alors, dites-nous, après avoir terminé Les Furtifs, comment vous sentez-vous ?
"J’ai l’effet des peintres qui vernissent la toile et qui savent qu’ils ne peuvent plus rien changer. Moi j’ai l’impression que mon texte est mort : il est vivant tant que je peux le retoucher, le métamorphoser [...]"
Alain Damasio : C’est marrant, j’ai retrouvé un petit cahier sur lequel j’avais noté mes premiers trucs sur le roman et j’ai encore la date, 19 avril 2004. On est quasiment quinze ans après : j’ai fait le chapitre un en 2012, puis plus rien pendant deux ans, puis le chapitre deux en 2014 et à nouveau plus rien. Finalement je me suis remis au boulot en 2016 jusqu’à aujourd’hui : trois ans de travail. J’ai l’impression que ça traverse ma vie depuis quinze ans et de le terminer, ça me fait un peu bizarre. J’ai l’effet des peintres qui vernissent la toile et qui savent qu’ils ne peuvent plus rien changer. Moi j’ai l’impression que mon texte est mort : il est vivant tant que je peux le retoucher, le métamorphoser, il est vivant tant qu’il m’appartient encore mais finalement quand j’envoie le Bon À Tirer y’a cet espèce de bloc noir qui part – et qui, j’espère, arrive dans la tête des gens – mais qui pour moi, est mort.
Actusf : Vous appréhendez le moment où les lecteurs vont s’en emparer ?
Alain Damasio : Oui, bien sûr, j’appréhende les premières critiques. Ça fait quinze ans que je travaille dessus et je dis à tous ceux à qui on l’a envoyé : « Bon, vous m’envoyez un petit mot quand vous l’avez lu ! », parce que pour l’instant, ceux qui l’on lu sont des proches ou des amis. Ça fait quinze ans que les gens entendent parler des Furtifs alors forcément il y a de l'attente...
Actusf : Justement Les Furtifs, ça parle de quoi ?
"Il y a donc une sorte d’opposition entre le système capitaliste et un retour à la nature. Le cyberpunk avait travaillé à fond l’histoire du mélange entre l’humain et le robot, moi j’ai choisi le couple humain/nature."
Alain Damasio : Il y a plusieurs façons de l’expliquer, mais sur le principe, c’est une tentative d’aller au bout de ma philosophie du vivant. Les Furtifs sont des êtres qui incarnent les plus hautes dimensions du vivant : ils sont métamorphiques, extrêmement rapides et capables d’échapper à tous les systèmes de contrôle de surveillance. Ils sont un mix entre le végétal, l’animal et le minéral ce qui est, pour moi, l’idéal de ce que pourrait être l’humain. L’histoire par contre est très simple : c’est un couple, Lorca et Sahar, qui a une petite fille de trois ans, Tishka. Elle leur parle souvent des furtifs mais ils ne la croient pas. Un matin ils rentrent dans sa chambre et elle a disparu...
Alors le père commence à prendre cette histoire de furtifs très au sérieux et devient chasseur de furtifs pour l’armée. Petit à petit, il arrive à remonter la piste et découvrir un peu mieux ces êtres, de quoi ils sont capables, comment ils sont constitués… ce qui fait du livre un thriller éthologique : tu découvres une espèce, de quoi elle se nourrit, comment elle métabolise, comment elle peut se transformer, etc, tout ça sur une couche d’ultra-libéralisme. On est en France en 2040, les villes sont privatisées et les plus intéressantes ont été rachetées par des multinationales. Il y a un système de forfait : Standard, Premium, Privilège, avec différents accès à la ville selon l’option. Il y a aussi des éléments de science-fiction de réalité ultime, avec la possibilité de nouvelles ZAD – zone à défendre – et nouvelles ZAG – zones auto-gouvernées – mais aussi beaucoup de choses sur les luttes sociales. Ces idées s’entremêlent autour de celles de notre mode de vie et de notre rapport avec ce qui n’est pas. On essaye de tendre vers cette vitalité maximale, incarnée dans le livre par les furtifs.
Il y a donc une sorte d’opposition entre le système capitaliste et un retour à la nature. Le cyberpunk avait travaillé à fond l’histoire du mélange entre l’humain et le robot, moi j’ai choisi le couple humain/nature. Je n'ai pas consciemment travaillé sur le transhumanisme pour créer une sorte d’être hyper-vivant, mais ça me plaisait de m’opposer à cette société qui a cette capacité de nous suivre, nous tracer, nous surveiller. Je vais même plus loin là-dessus, dans l’idée de l’auto-contrôle et de l’auto-aliénation. On y vient par nous-même de façon extrêmement libre, ce n’est pas du tout un système descendant, pyramidal, disciplinaire. Au contraire, on est dans une société qui te donne les outils pour que tu pratiques toi-même ton aliénation.
"Je n'ai pas consciemment travaillé sur le transhumanisme pour créer une sorte d’être hyper-vivant, mais ça me plaisait de m’opposer à cette société qui a cette capacité de nous suivre, nous tracer, nous surveiller."
Actusf : Comment et dans quel sens votre manuscrit a évolué pendant quinze ans ?
Alain Damasio : Au début, je n’étais pas si loin de La Zone du dehors. J’étais encore dans la société de contrôle classique, avec un gouvernement qui nous surveille. Peu à peu je me suis éloigné de cet aspect-là qui me paraissait moins intéressant. Ce qui me fascine personnellement, c’est la capacité qu’ont les gens d’aller chercher dans une demande sociale de la traçabilité, de la vouloir et la désirer. Elle permet que tout tourne autour de l’usager. Or c’est plus simple d’avoir un système qui s’articule autour de soi. J’essaie sur cette base de sortir d’une représentation binaire et manichéenne dans laquelle tu as toujours l’impression que tu as un ennemi extérieur alors que l’ennemi, c’est toi.
Actusf : Avec La Zone ou La Horde, vous aviez choisi une écriture spécifique. Comment est-ce que vous avez conçu ce nouveau roman ?
"Ce qui a vraiment évolué, c’est la langue du personnage de Tishka qui est complètement hybride et un peu particulière, assez poétique. J’en suis très fier. On arrive aux bordures du langage tout en restant compréhensible, grâce aux réponses des parents notamment."
Alain Damasio : On est toujours en polyphonie avec une narration à la première personne, et six/sept personnages. Ça, ça n’a pas changé et je n’arrive pas à écrire autrement. Ce qui a vraiment évolué, c’est la langue du personnage de Tishka qui est complètement hybride et un peu particulière, assez poétique. J’en suis très fier. On arrive aux bordures du langage tout en restant compréhensible, grâce aux réponses des parents notamment. Il y a une langue furtive que j’ai appelé le « cryphe » : c’est une typographie particulière qui permet aux lettres d’en cacher d’autres. On a décidé d’utiliser la police Garamond avec un système de points, de parenthèses et de modifications. Elles sont très légères, comme une poussière au dessus d’une lettre, ce qui permet de traduire les moments où les personnages passent en "furtivation". Le point arrive sur un a ou un o ou le point du j disparaît par exemple. Les émotions fortes et les capacités récupérées chez les furtifs sont traduits et soutenus par la typographie, ce qui donne une dimension graphique qui n’est pas gratuite, je trouve. Elle vient soutenir la narration tout en restant très esthétique. Je ne connaissais pas sur la police Garamond le nombre de glyphes existants mais il y en a plus de cinq cents. Certains viennent du polonais, d’autres de l’hindou par exemple et au final, on n’a rien créé mais ça rend un travail très neuf.
Actusf : Mais justement, comme chez vous rien n’est gratuit, comment avez-vous pu faire un travail construit sur une aussi longue période ? A-t-il fallu que vous structurez à un moment donné ou a-t-il fallu que vous reveniez sur des éléments ?
Alain Damasio : Non, je l’ai vraiment écrit comme ça, avec juste un signe en entame. À la fin, j’ai repris les 688 pages et comme j’avais mis un code – vert pour les furtivations et bleu quand c’était plus intense encore – on a pu venir donner du relief à la typo, comme le peintre qui, à la fin, vient souligner les ombres ou rajouter de la couleur à certains endroits.
Actusf : Pourquoi avoir fait le choix de passer par de la fiction, par un thriller SF et pas un essai par exemple ?
"On peut passer par plusieurs couches : des couches très conceptuelles, limites didactiques avec un registre argumentatif, ce qui est très cérébral. Juste après, on peut passer par des couches émotionnelles, sensuelles, des choses qui peuvent faire ressentir ou percevoir le monde d’une autre façon."
Alain Damasio : Je me suis rendu compte que, ce qui m’intéresse le plus, c’est le côté très « complet » du roman. On peut passer par plusieurs couches : des couches très conceptuelles, limites didactiques avec un registre argumentatif, ce qui est très cérébral. Juste après, on peut passer par des couches émotionnelles, sensuelles, des choses qui peuvent faire ressentir ou percevoir le monde d’une autre façon. Par exemple, l’espèce des furtifs, pour survivre, a le syndrome de Gorgone : quand on les aperçoit, elles se transforment en céramique. Comme ça, le corps devient inutilisable, on ne peut pas le disséquer, l’exploiter ou en soutirer quoi que ce soit. Et faire passer cette violence hors roman, c’est impossible. C’est comme le chant musical : tout arrive par ondes sonores qui font résonner tout le corps, qui donnent envie de danser. La littérature, pour moi, permet de toucher à tous les sens à la fois. Je ne crois pas qu’il y a un médium plus vaste que la littérature. Si ce livre a une qualité, c’est bien que les strates sont mieux emboîtées que dans La Horde. On passe de registres émotionnels plus narratifs à des moments intenses de thriller, à des couches politiques plus fluides – je l’espère en tout cas. Il y a d’autres défauts bien sûr. C’est pour ça que je continue de me tourner vers la fiction, j’ai l’impression d’avoir la palette entière sous les mains et de pouvoir écrire, si ça me tente, un moment tout à fait épique, avec des sur-chiens qui essaient d’attraper les furtifs. Il n’y a que dans la science fiction que tu peux faire ça, et je ne me suis pas privé de faire tout ce que j’avais envie de faire.
Actusf : Il y a d’ailleurs un CD qui était déjà sorti avec La Horde, cette fois-ci c’est une carte de téléchargement avec du son. Qu’est-ce qui a fait cet accompagnement musical, comment s’est-il créé ?
"On va également faire des représentations dans des salles, des librairies. C’est le prolongement que je voulais faire depuis le début : j’ai une littérature très physique qui s’appuie sur le phonème, les assonances et contre-assonances et ça m’a naturellement porté vers la voix, puis de la voix vers la lecture, puis la musique."
Alain Damasio : J’ai donné le manuscrit à des gens au fur et à mesure que j’écrivais pour qu’ils puissent se l’approprier. J’avais déjà travaillé avec Floriane Pochon sur la création de pièces sonores où on entendait des furtifs, et avec Yan Péchin – le guitariste de Bashung. C’est vraiment à partir des textes du roman qu’on a fait huit titres qui prolongent l’écriture. Cela donne une intensité aux scènes assez fabuleuse. Yan a fait un travail extraordinaire, il a donné une force au texte. On va également faire des représentations dans des salles, des librairies. C’est le prolongement que je voulais faire depuis le début : j’ai une littérature très physique qui s’appuie sur le phonème, les assonances et contre-assonances et ça m’a naturellement porté vers la voix, puis de la voix vers la lecture, puis la musique. Les sons m’ont d’ailleurs fait modifier le texte, ça a créé des effets d’allers-retours. Maintenant, on le place dans les représentations publiques. On place aussi une sorte de réalité augmentée avec les smartphones. Par exemple on va mettre en place dans une ville un événement où les gens seront envoyés en 2040. Ils traîneront au milieu de couches très douces de manipulation, de publicité, de messages subliminaux quand subitement un hackeur les appellera…
Et par ailleurs, on va mettre en place des ateliers pour soutenir ce que je défends dans le bouquin : comment s’anonymiser sur internet, comment ne pas laisser de traces… Je suis content que l’articulation au pluriel se passe.
Actusf : Vous avez un discours politisé, est-ce que vous pensez porter une responsabilité et est-ce que vous en avez conscience ?
"C’est dur d’inventer de nouvelles pratiques politiques et j’ai essayé dans ce livre de poser tout un ensemble, moins massif que dans La Zone, où on peut voir de nouveaux types de mouvements, des modes de lutte différents, des émeutes et ça peut donner des pistes."
Alain Damasio : C’était bien plus difficile, et ça représentait beaucoup plus de pression que mes autres romans. C’est la première fois de ma vie que je sais que je suis attendu, politiquement même, avec des gens autour de la gauche radicale, de l’extrême gauche, etc. Et il y a en même temps ces mouvances actuelles avec les Gilet Jaunes par exemple, où l’omniprésence des GAFA. C’est dur d’inventer de nouvelles pratiques politiques et j’ai essayé dans ce livre de poser tout un ensemble, moins massif que dans La Zone, où on peut voir de nouveaux types de mouvements, des modes de lutte différents, des émeutes et ça peut donner des pistes. J’avais plus conscience du lecteur pour la partie politique, par exemple l’enjeu transgenre était un peu l’angle mort du livre et on m’a dit que je devais en parler, que c’était le futur. Avoir conscience de tout ça, ça m’a vraiment mis la pression. Après, cette responsabilité est là depuis toujours et elle est positive. Je vais défendre des visions que j’aime bien, sans forcément parler de combat.
Actusf : Les Furtifs donc c’est bouclé. D’autres envies maintenant ? D’autres idées ?
"Maintenant j’ai envie d’aller vers la musique, la voix portée, la scène. Le côté éphémère me plaît beaucoup, cet espèce de danger, ce côté très immédiat et collectif."
Alain Damasio : Comme après mes deux autres romans, je sors rincé dans le sens où j’ai l’impression d’avoir vidé tout le sac de ce que je voulais dire. Je serais incapable de me relancer dans quoi que ce soit de nouveau. Bien sûr il reste quelques choses non-dites mais j’ai dit l’essentiel. Maintenant j’ai envie d’aller vers la musique, la voix portée, la scène. Le côté éphémère me plaît beaucoup, cet espèce de danger, ce côté très immédiat et collectif. Il faut savoir que trois ans d’écriture c’est une masse de solitude assez compliquée à encaisser. Après, il y a un projet de série TV sur les migrants temporels, c’est intéressant et actuel. Il y a aussi une fiction radiophonique SF, par épisode de dix minutes et porter ça, ça m’intéresse beaucoup. J’aimerais aussi faire un album avec Rone avec le côté parleur et des textes à raconter.
Propos recueillis par Jérôme Vincent