La conquête de Lovecraft vers la connaissance
L’intérêt du maître de Providence pour la science intervient de manière précoce dans sa jeunesse, à l’âge de huit ans lorsqu’il découvre la chimie. Une véritable quête de la connaissance surgit du fin fond de son laboratoire de chimie, placé au sous-sol de la demeure familiale où il commence à écrire des traités scientifiques. Le professeur John Howard Appleton, un ami de la famille qui enseigne à l’université de Brown initie le jeune Lovecraft à la chimie, avec l’ouvrage qui lui a lui-même ouvert la voie, The Young Chemist. C’est en l’étudiant de près que Lovecraft débute ses expériences au grand désarroi de sa mère et de ses tantes.
Cette passion scientifique ne l’éloigne pourtant pas de son intérêt pour la littérature anglaise et en 1902, son regard se tourne également vers les étoiles et le mène à étudier les constellations et à suivre les nouvelles découvertes de près. L’immensité de l’univers et la crainte étrange qu’il inspire le rapproche de l’astronomie et lui rappelle cette terreur éprouvée à la lecture des récits d’Edgar Allan Poe. Désormais, c’est l’astronomie qui forgera en grande partie son inspiration littéraire et sa vision philosophique.
Son engouement pour les cieux le conduit à s’intéresser par ailleurs à la météorologie et à l’aide de plusieurs instruments, il parvient même à construire sa propre station météorologique à domicile.
Toutefois, son domaine de prédilection demeure l’astronomie et c’est à ce domaine qu’il consacrera ses premières publications, notamment pour le Pawtuxet Valley Gleaner ou encore le Providence Tribune. Ses études incluent également des schémas et dessins de sa propre main. Il tient également un journal d’astronomie pendant plusieurs années. Il est possible de consulter quelques traités et extraits de ses études dans l’ouvrage édité par S.T. Joshi dans « Collected Essays Volume 3 : Science ». En effet, Lovecraft fournit régulièrement des chroniques scientifiques aux journaux locaux et se livre à des débats qui privilégient l’astronomie à l’astrologie qu’il critique vivement. Malgré la popularité posthume de ses fictions, l’essentiel de son travail réside bien dans la science, notamment lorsque l’on se réfère aux nombreuses correspondances qu’il a pu avoir.
Bien que Lovecraft ne soit pas parvenu à devenir professeur d’astronomie comme il l’a tant souhaité et que ses traités et études scientifiques se sont fait plus rares après 1918, son intérêt pour la biologie, la chimie, l’astrophysique et bien d’autres domaines scientifiques est toujours demeuré intact, y compris dans l’écriture même de ses récits, plongés dans le souci de l’exactitude scientifique.
Cette proximité avec la science n’est pas anodine puisque les années vingt et trente connaissent une floraison de découvertes scientifiques qui suscitent un engouement général pour la rationalité, le matérialisme et de nouveaux territoires à conquérir dans la longue quête de la connaissance. Parallèlement, la science devient l’outil de prédilection pour atteindre la connaissance au XXème siècle. C’est en tant que témoin de son temps qu’il est possible d’envisager Lovecraft. Les idées, discours et images de ses fictions émanent en grande partie de découvertes et discours rationnels contemporains.
Lovecraft, à travers son écriture, participe à cette quête grâce aux voyages dans l’espace, aux vaisseaux spatiaux, aux machines sophistiquées, etc. Bref, tous les outils conventionnels des récits de science-fiction sont sollicités et nul ne s’étonne du statut de l’auteur en tant que précurseur dans le domaine.
La dimension inédite et mystérieuse de ces inventions peut notamment s’illustrer à travers la nouvelle « Dans l’abîme du temps » avec l’exemple de l’appareil inventé par Nathaniel Wingate Peaslee, un homme accueillant dans son corps un extra-terrestre parasite. « Là, j’installai une bien étrange machine, constituée de pièces détachées fabriquées par différents constructeurs de matériel scientifique en Europe et en Amérique ; machine que je pris soin de dissimuler aux yeux de toute personne suffisamment intelligente pour pouvoir l’étudier » (ADT, 301).1 Le caractère dangereux de l’extra-terrestre se mesure ici par le niveau scientifique de l’appareil et le degré de connaissance technologique qu’il implique. Plus l’ennemi est savant, plus l’humanité est en danger. Peaslee dissimule cette invention car la détention du savoir est synonyme de pouvoir chez Lovecraft. Hors, l’auteur ne dote pas l’homme de la connaissance si précieuse pour vivre de manière prospère. Au contraire, le savoir appartient à d’autres entités présentes sur Terre bien avant l’homme, soulignant ainsi l’insignifiance de ce dernier. Ces extra-terrestres nommés « Ceux de la Grande Race » ont le pouvoir de se projeter dans le passé et l’avenir, ce qui leur permet d’amasser toute la connaissance nécessaire à leur suprématie.
Dans ses immenses bibliothèques s’entassaient plusieurs milliers de volumes, illustrés ou non, contenant l’intégralité des annales de la Terre – histoires et descriptions de toutes les espèces qui avaient jamais été ou seraient jamais, accompagnées de la recension systématique de leurs arts, langues, profils psychologiques et hauts faits. Forte de ce savoir multimillénaire, la Grande Race piochait dans chaque époque et forme de vie les idées, arts et procédés les plus appropriés à sa propre nature et situation (ADT, 316).
La supériorité scientifique de la Grande Race provoque non seulement une certaine fascination mais également une prise de conscience quant à la place de l’homme dans le cosmos. La nouvelle regroupe plusieurs thématiques propres à la science-fiction qui ne tient pas seulement à des gadgets sophistiqués. En effet, si la connaissance de la « Grande Race » est qualifiée d’intégrale, c’est bien parce qu’elle englobe le passé comme l’avenir.
Un cosmos de l’horreur dans la courbe de l’espace-temps et au-delà
La science s’est longtemps penchée sur la question du voyage dans le temps, thématique récurrente qui apparaît notamment pour la première fois avec le fameux roman de H.G Wells, « La Machine à explorer le temps ». Si le voyage dans le temps suscite autant de fascination, c’est parce qu’il s’agit d’un outil puissant qui permettrait de répondre à un nombre incalculable de questionnements et détenir ainsi un savoir précieux. Lovecraft fournit l’existence d’une telle technologie dans son écriture.
Témoin de son temps et de l’engouement scientifique qui l’accompagne, Lovecraft est considérablement influencé par les travaux effectués par Albert Einstein durant les années 30.
Au risque de s’embourber dans des terrains nébuleux, il me paraît crucial d’aller vers une légère digression sur ce fameux savant. Rappelons-nous qu’Einstein est le scientifique incontournable, le savant idéal du 20ème siècle et celui à l’origine de la théorie de la relativité générale publiée en 1916. Selon cette théorie, c’est la configuration de l’espace-temps et non des forces qui détermine le mouvement d’un corps. Les calculs et hypothèses d’Einstein, tout aussi étranges que novateurs n’ont pas eu le pouvoir de convaincre bon nombre de ses contemporains, y compris Lovecraft.
Le projet d’Einstein était d’allier la gravitation et l’électromagnétisme. Il a donc tenté d’élaborer une théorie unitaire qui permettrait de regrouper tous les phénomènes de l’Univers : la théorie unitaire des champs. Cette vision globale des phénomènes physiques a pu inspirer Lovecraft qui a intégré ces idées dans ses récits. En effet, les travaux du scientifiques étaient fréquemment publiés dans les journaux et accessibles à tous. Ainsi, plusieurs éléments permettent de débattre sur l’impact qu’Einstein a pu avoir sur les œuvres de Lovecraft.
Le scepticisme des scientifiques de l’époque face à la théorie de la relativité générale était partagé par Lovecraft qui n’accorda pas de crédit aux travaux d’Einstein avant le test empirique réalisé en 1919. En effet, les résultats expérimentaux d’Eddington ont pu être observés lors d’une éclipse de Soleil (nécessaire lors d’une mesure en incidence rasante2). Les prédictions de la relativité générale ont pu être validés via l’observation des étoiles proches du Soleil tandis que la théorie de Newton s’est avéré être en dehors de l’intervalle de confiance3. Hormis l’intérêt scientifique de cette découverte, Lovecraft y trouva tout un questionnement philosophique, visible dans sa correspondance avec son ami James F. Morton. Pour le maître de Providence, la théorie de relativité générale provoque un chaos qu’il définit de la manière suivante « All the cosmos is a jest, and fit to be treated only as a jest, and one thing is as true as another. »(Lovecraft, xix). 4 Il poursuit ainsi en ajoutant « All is change, accident and ephemeral illusion… ». Cette théorie a mené Lovecraft à changer son fusil d’épaule, d’où une transition difficile dans la perception de l’univers qu’il considérait comme infini.
Bien que ce changement de perception l’ait affecté, Lovecraft a su le mettre en valeur à travers ses récits. Il a fait d’ailleurs plusieurs fois référence dans ses œuvres, aux théories d’Einstein ce qui lui a valu d’être critiqué. Néanmoins, c’est justement cet environnement scientifique placé dans l’horreur et ce goût prononcé pour les sciences novatrices qui démarquent son talent en tant qu’auteur. Lovecraft a produit ainsi un univers conforme aux théories d’Einstein, c’est-à-dire pourvu d’une géométrie non-euclidienne5 et de l’espace courbe. Le décor planté pour la cité des « Anciens » dans la nouvelle « Les Montagnes hallucinées » est représentatif de cette géographie inhabituelle avec une architecture loin d’être familière pour l’homme « les contours, les dimensions, les proportions, les décorations et même les plus petites nuances architecturales de cet édifice d’un archaïsme impie recélaient un je-ne-sais-quoi de vaguement, mais profondément, inhumain » (MH, 220). Les créateurs d’une telle cité détiennent le savoir mathématique complexe que l’homme ne comprend pas. Le narrateur fait d’ailleurs part de cette ignorance, « Aujourd’hui encore, il nous est impossible d’expliquer les techniques d’ingénierie mises en œuvre pour équilibrer et ajuster de manière aussi stupéfiante ces énormes masses rocheuses » (MH, 220). Cette incapacité à comprendre le fonctionnement de l’architecture même de la cité ancre davantage le doute et la peur qui s’immiscent chez le narrateur et le lecteur.
L’angoisse devient le moteur principal des récits de Lovecraft et elle résulte de cette fameuse distorsion géographique. L’asymétrie de ces nombreuses cités découvertes par les scientifiques dans les nouvelles de Lovecraft, le contraste déroutant et étrange des cités gigantesques et l’impuissance de l’homme contribuent à tisser une horreur cosmique dont Lovecraft se fait le porte-parole.
C’est toujours dans cette atmosphère pesante que Lovecraft introduit ses références aux scientifiques les plus éminents de son temps. L’une des premières références à Einstein est présente au début de la nouvelle « Hypnos » à travers la description d’un univers hors norme qui dépasse l’entendement.
C’est à peine si les hommes les plus érudits entrevoient l’existence de cet univers. En fait, la plupart ne s’y intéressent même pas. Des sages ont interprété les rêves, et les dieux ont ri. Un homme aux yeux d’Oriental a déclaré que le temps et l’espace sont relatifs, et les hommes ont ri. Mais même cet homme aux yeux d’Oriental n’a fait qu’entrevoir cet autre univers (Hyp, 40-41).
L’homme aux yeux d’Oriental n’est autre qu’Einstein qui, à l’instar des autres, a décelé ce que l’univers recelait. Une référence plus directe à Einstein est visible dans « Les Montagnes hallucinées » lorsque Lake envoie un rapport à ses confrères pour leur faire part de sa découverte et leur donner l’instruction suivante « Soulignez pour la presse importance de cette découverte. Sera pour la biologie ce qu’Einstein a été pour les mathématiques et la physique » (MH, 168). L’importance de la découverte est soulignée par cette comparaison avec le statut d’Einstein, figure d’autorité indéniable dans tout parcours qui se veut scientifique.
Cependant Lovecraft va plus loin que la théorie de la relativité d’Einstein dans sa nouvelle « Celui qui chuchotait dans les ténèbres » où Henry Akeley décrit à Albert Wilmarth des phénomènes étranges sur l’univers, les extra-terrestres et la possibilité du voyage dans le temps.
Do you know that Einstein is wrong, and that certain objects and forces can move with a velocity greater than that of life ? With proper aid I expect to go backward and forward in time, and actually see and feel the earth of remote past and future epochs. You can’t imagine the degree to which those beings have carried science (CCT, 759).
Lovecraft envisage un univers où l’espace-temps démontré par Einstein ne s’applique pas partout. A travers cette référence au fameux scientifique, l’auteur précise que l’univers qu’il a imaginé se positionne en dehors des normes de l’univers tel que les scientifiques de son temps l’envisagent. Paradoxalement, la référence à Einstein ancre un crédit et une certaine autorité sur les affirmations de ses personnages. Cette nouvelle, publiée dans Weird Tales en 1931 intervient après la reconnaissance de la théorie de relativité par Lovecraft.
Cette théorie va même jusqu’à provoquer des débats dans le roman court « Dans l’abîme du temps » où Peaslee, professeur à l’université fait part de son amnésie, qui s’étend sur cinq années, aux professeurs de physique et de mathématiques. Il leur précise que sa conception du temps est désorientée. Ces derniers réagissent en évoquant les travaux d’Einstein.
Certaines personnes me regardaient d’un air inquiet, tandis que mes collègues du département des mathématiques évoquaient les derniers développements de cette théorie de la relativité – que seule une poignée de cercles érudits évoquait alors et qui devait plus tard devenir si célèbre. Le Dr. Albert Einstein, disaient-ils, allait vite réduire le temps à l’état de simple dimension (ADT, 304).
Le doute s’installe pour le personnage de Peaslee qui ne possède pas les moyens de vérifier la théorie d’Einstein puisque le test empirique ne survient que quelques années plus tard. Le délire du personnage combiné à une théorie qui semble plus qu’hasardeuse permettent à Lovecraft d’assembler les ingrédients nécessaires pour dérouter le lecteur. La réduction avérée du temps au simple état de dimension a un impact dévastateur sur la perception de l’univers par l’homme. C’est du moins ce que Lovecraft tente de retranscrire dans une tentative d’illustrer une angoisse universelle.
Bien qu’Einstein soit le scientifique le plus évoqué dans les œuvres de Lovecraft, d’autres noms apparaissent, tel que le Dr. Garrett Putnam Serviss, scientifique et écrivain de science-fiction que Lovecraft admire. Dans la même optique que celle de rationnaliser l’intrigue avec des personnages savants, il n’hésite pas à le citer à la fin de la nouvelle « Par delà le mur du sommeil » en le qualifiant de « eminent astronomical authority, Prof. Garrett P. Serviss » (PMS, 48). Selon Callaghan6, Lovecraft oublie le statut de Serviss en tant qu’écrivain de science-fiction pour ne garder ici que sa fonction de scientifique dont l’autorité est reconnue de tous. Plus l’effet de réel est puissant, plus le message d’horreur atteint le lecteur.
Par ailleurs, et toujours avec cette même volonté d’authenticité dans les propos, d’autres scientifiques émanent dans les récits, y compris dans « Les Montagnes hallucinées » où le narrateur décrit la sculpture d’une carte géographique destinée à illustrer l’évolution de la terre.
L’état changeant du monde, au cours des longues ères géologiques, apparaissent avec une netteté surprenante dans plusieurs scènes et cartes sculptées. Dans certains cas, la science moderne devra être révisée, tandis que dans d’autres, ses déductions audacieuses sont magnifiquement confirmées. Comme je l’ai dit, la théorie de Taylor, Wegener et Joly, selon laquelle tous les continents sont des fragments d’une terre antarctique originelle, qui s’est fissurée sous la pression des forces centrifuges avant de dériver sur un soubassement qualifié de ‘visqueux’ – théorie inspirée, entre autres, par les contours complémentaires de l’Afrique et de l’Amérique du Sud, et la manière dont les grandes chaînes montagneuses sont roulées et repoussées – trouve dans cette source étrange un soutien éloquent (MH, 238-239).
Ici Lovecraft fait référence à la théorie de la dérive des continents. Elle fut suggérée par le physicien-météorologue Alfred Wegener qui, à partir du parallélisme des lignes côtières de chaque côté de l’Atlantique a tenté d’expliquer que les deux ensembles ne formaient à une époque qu’un seul continent, la Pangée. La plupart des contemporains de Wegener se sont opposés à cette théorie car le problème se posait pour le mécanisme qui explique la dérive. Lovecraft valide ici cette théorie en se basant sur la connaissance des extra-terrestres ayant vécu avant même la dérive des continents et qui détiennent toutes les réponses. Il rend aussi hommage à un scientifique qui a tenté d’apporter des faits d’observation qui serviraient de preuves. Néanmoins, il précise aussi que la science devra parfois être révisée. Il pose là les jalons du doute. Un doute qui sera permanent. La science fournit quelques réponses qui n’ont pas toujours cette garantie rassurante d’avoir le dernier mot. D’autres réalités peuvent intervenir et bouleverser les lois connues. C’est ce que tente de nous révéler Lovecraft car rien n’est sûr dans cet univers semé d’horreurs.
Il s’agit d’ailleurs de l’objectif de Lovecraft quant à son utilisation de la science : attirer son lecteur dans un labyrinthe d’idées folles et d’angoisse permanente où il se rend compte du peu d’importance qu’il revêt dans l’univers et du doute qui fera toujours partie de sa vision.
La portée métaphysique de l’écriture lovecraftienne
L’avancée scientifique des extra-terrestres est souvent supérieure à celle des hommes dans les récits de Lovecraft. C’est le cas dans l’œuvre « Les Montagnes hallucinées » où la découverte de l’existence même d’autres formes de vie, antérieures aux hommes, implique naturellement une réécriture des lois physiques. Le renversement des lois classiques survient comme un renouvellement constant de la connaissance qui ne cesse de se mouvoir au gré des progrès successifs de l’époque de Lovecraft. La démarche intellectuelle qui vise à réviser le connu suite à l’accumulation de preuves est typiquement représentatif du rationalisme qu’affiche Lovecraft, y compris dans ses propres essais scientifiques. Exception faite de la question du racisme qui suscite un débat ardent parmi ses lecteurs.
Lovecraft est en effet connu pour sa célèbre crainte de l’autre, de l’étranger de l’inconnu. Beaucoup y ont vu un parallèle avec un racisme envers les nombreux immigrants de l’époque aux Etats-Unis mais cette peur va plus loin. Elle englobe l’inconnu en général, qu’il s’agisse d’un individu, de plusieurs ou d’un savoir. Les nombreux bouleversements dans les découvertes scientifiques de son temps peuvent ainsi expliquer une attitude méfiante et troublée face au changement. Lovecraft est victime de ce que Alvin Toffler a bien plus tard nommé le « choc du futur ». Ses personnages en souffrent également. Ils n’ont pas l’état psychologique requis pour surmonter les changements qui s’opèrent sur un laps de temps si court. Les avancées scientifiques et technologiques rapides déboussolent les personnages, en proie à une folie latente. Le lecteur peut y voir une critique du fonctionnement de la société industrielle ou encore un avertissement, proche de celui d’Einstein quant à la singularité technologique. Cette dernière suggère une évolution technologique qui dépasserait l’intelligence humaine. Pour des lecteurs d’aujourd’hui, l’intelligence artificielle se prête assez fidèlement à cette définition. A partir de là, le progrès ne proviendrait plus que de cette intelligence artificielle qui mettrait fin à la domination du genre humain.
Ainsi, ces découvertes troublantes peuvent être envisagées comme un avertissement. L’homme ne détient pas une vérité arbitraire. Des civilisations antérieures ont pu habiter la terre et l’homme n’est pas le centre de l’univers. Il devient ainsi évident de devoir s’attarder sur la dimension métaphysique des récits du maître de Providence.
En effet, la métaphysique est une science de ce qui existe en dehors de l’expérience sensible et bien qu’elle s’oppose à la physique et s’attarde sur des concepts ou entités immatériels, Lovecraft semble s’en imprégner pour ne fournir que des débuts de réponses à travers tous ses non-dits. Il va au-delà des lois physiques connus et explique sa vision par les propos suivants :
Toutes mes histoires sont basées sur l’idée fondamentale que les lois, les intérêts, et les émotions qui sont communs à l’humanité n’ont aucune valeur ou signification d’un point de vue cosmique… Pour donner l’impression d’un Ailleurs véritable, par delà l’espace, le temps et les autres dimensions, il faut oublier que des choses telles que la vie organique, le bien ou le mal, l’amour ou la haine, et tous les autres attributs de cette race négligeable et éphémère qui se nomme humanité, aient une quelconque existence.7
Le cosmos de Lovecraft bannit l’anthropocentrisme et témoigne du danger des forces cosmiques qui le dépassent.
Avec les découvertes scientifiques et les innombrables questionnements qui l’accompagnent, Lovecraft parvient à tisser tout un mythe consacré à l’horreur qui résulte de la connaissance de l’espèce humaine et de l’univers dans lequel il réside. A l’origine du mythe de Lovecraft, deux espèces régnaient sur l’univers : les Grands Anciens et Ceux de la Grande Race. Suite aux combats, Ceux de la Grande Race ont dû se résigner à se réfugier dans les corps d’insectes. Quant aux Grands Anciens, ils reposent leur future domination de l’univers sur l’aide des humains, êtres faibles et malléables à souhait.
Lovecraft jongle ainsi entre mythe et science avec l’effondrement de modèles archaïques et la naissance d’une science prometteuse avec toujours cette idée de cheminement, de quête, de soif de connaissance. La mythologie de Lovecraft est inspirée de la science, ce qui la rend si particulière. Cet engouement pour la science contribue à forger une vision cosmique typiquement lovecraftienne qui consiste à allier éléments scientifiques et symboles mythologiques. L’univers de l’auteur repose sur cette dualité qui tend à surprendre le lecteur tant la mythologie semble lointaine à la science.
Pourtant, tout comme la science, la notion de mythe peut se définir par un système grâce auquel l’homme tente de répondre à la question de l’origine et la place de l’homme dans l’univers. Lovecraft élabore un mythe dans lequel règne le matérialisme, et ce, grâce aux nombreux éléments scientifiques, ce qui rend son univers inédit. Le mythe agit donc comme une science qui cherche des réponses. Le mythe chez Lovecraft se construit avec un personnage érudit qui fait part de son expérience, qui se questionne, qui vérifie ce qu’il voit et qui interprète cette nouvelle réalité. En somme, il agit comme un scientifique.
Or, à mesure qu’il découvre la réalité, son impuissance et son angoisse ne font que grandir. L’homme n’est pas au centre de l’univers, il est manipulé par les Grands Anciens dans un monde réel et à portée de ses sens, peuplé de créatures divines et immondes. Le mythe est matériel. Mais cette vérité conduit à l’impuissance de la science qui ne parvient pas à expliquer. La peur cosmique fait surface avec ses monstres qui sont matériels, réels et qui symbolisent l’inconnu pour l’homme. Une telle menace s’applique sur l’humanité entière et non les scientifiques seuls. Lovecraft alerte bien souvent le lecteur au début de ses récits sur la seule conséquence possible d’une telle atrocité : la perte de la raison. C’est ainsi que débute par exemple « L’Appel de Cthulhu ».
Les sciences, chacune tendue vers son propre objectif, nous ont jusqu’à présent relativement épargnés ; mais un jour viendra où le rapprochement de toutes ces connaissances éparses nous ouvrira des perspectives si terrifiantes sur la réalité et la place effroyable que nous y occupons, que cette révélation nous rendra fous ou nous fera fuir la lumière mortelle pour nous réfugier dans la paix et la sécurité d’un nouvel âge de ténèbres (AC, 99).
Pourtant, les héros de Lovecraft sont pour la plupart des intellectuels qui ont soif de cette connaissance destructrice. Il est fort probable que le mythe de Cthulhu reflète l’idée que Lovecraft se faisait des religions et des mythes : une illusion dérisoire qui met le voile sur la réalité atroce de la nature humaine et des forces qui le dépassent. D’où l’idée que Lovecraft appartient logiquement au clan des rationalistes prônant les sciences. Avec les nombreux avertissements donnés au lecteur au début des récits, il est possible de penser que la notion de mythologie agit également comme un voile de protection qui ne fait que suggérer et non élucider les mystères autour des horreurs de l’univers. Pour Lovecraft, l’homme doit porter ces œillères protectrices qui divulguent une vérité trop affolante.
Dans un monde du 20ème siècle où la société, le capitalisme, les guerres et les dictatures règnent, il n’est pas étonnant de constater que Lovecraft ait pu déceler dans la science un moyen destructeur pour l’homme de se rendre compte de tout ce qui le dépasse et qui le mène potentiellement à sa fin.
La science chez Lovecraft fonctionne comme un élément qui déclenche le sentiment de peur auprès des personnages et des lecteurs. Cette peur est présente depuis l’existence même des Grands Anciens, c’est-à-dire avant même l’apparition de l’homme.
Les sciences du passé et la place de l’homme
La dimension scientifique chez Lovecraft fait partie d’un courant appelé « weird science », une catégorie de science-fiction qui apparaît souvent dans le pulp magazine « Weird Tales » et qui traduit une attention particulière pour l’anthropologie, l’archéologie ou encore la paléontologie. Parallèlement, les nombreuses découvertes de l’époque dans les domaines cités apparaissent régulièrement dans la presse. Chez Lovecraft, cet intérêt pour le passé se retrouve dans les civilisations successives qui vivent sur terre et qui sont souvent antérieures à la présence de l’homme. De nouveau, l’homme ou le héros lovecraftien est relégué au statut d’être inférieur qui ne possède pas l’expérience et l’avancée intellectuelle des civilisations qui l’ont précédé. C’est d’ailleurs cette insignifiance temporelle de l’homme que la paléontologie souligne avec l’existence antérieure d’autres espèces. A l’échelle de l’univers, ces domaines scientifiques placent l’homme comme une forme de vie passagère et c’est ce que Lovecraft tente de représenter à travers des créatures prêtes à annihiler l’homme et le chasser d’un monde qu’il ne possède pas.
Le goût de Lovecraft pour l’archéologie est visible dans les nombreuses explorations qui font partie de ses récits. L’utilisation de la science a pour objectif de créer un effet de réel. Cet effet est l’élément de base dans la création de l’horreur. Ainsi, les décors des cités extra-terrestres incluent des constructions de pierre tel que le lieu de culte de Cthulhu dans « L’Appel de Cthulhu » lorsque l’inspecteur Legrasse fait part de son récit
Nue comme au premier jour, cette engeance hybride braillait, mugissait et se convulsait autour d’un monstrueux feu de joie circulaire – au centre duquel, révélé de manière sporadique par les déchirures du rideau de flammes, se dressait un grand monolithe de granit d’au moins huit pieds de haut, couronné par la maléfique statuette sculptée, d’une petitesse incongrue (AC, 118).
Les descriptions détaillées de ces cités se rapprochent étrangement des sites archéologiques visités par Lovecraft tel que Salem.
Ce goût pour le passé et les époques antérieures à l’homme nourrit aussi un questionnement primordial, celui des origines. Cette question donne lieu à un débat agité qui engendre des rapports conflictuels entre différents modes de pensée. L’époque de Lovecraft est marquée par ce débat entre les protestants conservateurs et les scientifiques rationnels. Le conflit peut être illustré par le fameux procès Scopes8. Lovecraft défend inéluctablement un discours rationnel et cartésien sur la question puisque l’homme dans son cosmos n’a pas de statut privilégié et peut être même qualifié d’insignifiant.
Hormis cette insignifiance redoutable qui traîne l’homme vers la folie, les extra-terrestres chez Lovecraft ne dominent pas seulement le présent ou l’avenir de l’homme mais également le passé, errant à leur guise dans le temps et amassant tout le savoir que l’homme ne détiendra jamais.
Une écriture plus scientifique
Ainsi, Lovecraft ne se contente pas de reprendre des légendes et mythes associés à la tradition gothique pour élaborer sa cosmogonie fictionnelle. Il y ajoute les théories scientifiques des intellectuels qui ont marqué son temps, tels qu’Einstein, Heisenberg et Planck.
La dimension scientifique permet au lecteur de jauger son degré d’ignorance. Cette ignorance est d’ailleurs fortement marquée par les nombreuses réponses dissimulées dans les travaux de Lovecraft. Avec la maturation de son œuvre, Lovecraft passe maître en matière de non-dit, de suggestion. Il est connu pour narrer l’indicible qui rendrait fou tout lecteur. L’inconnu devient alors pour l’auteur une sorte de marque de fabrique qui révèle l’immensité de nos limites en ce qui concerne les mystères que les astres nous réservent encore aujourd’hui. L’inspiration scientifique ancre l’univers de Lovecraft dans un merveilleux moderne qui lui permet de se détacher des conventions fictionnelles avec son roman court « Les Montagnes hallucinées » et la nouvelle « Dans l’abîme du temps ». Les thématiques se précisent et forment les débuts de la science-fiction.
En somme, Lovecraft a été en tant que scientifique et auteur, influencé par les sciences mais sa plume a également influencé les sciences avec la découverte récente d’un microbe par une équipe de biologistes au Canada. En effet, Cthulhu, créature mythologique issue de l’imaginaire de Lovecraft prête désormais son nom à un microbe unicellulaire qui se trouve dans le fond du système digestif de certaines termites. Le chercheur à l’origine de ce nom, Erick James, de l’université de British Columbia a décrit le mouvement du microbe comme étant similaire à celui d’une pieuvre, d’où l’appellation Cthulhu qui renvoie au fameux monstre aux tentacules redoutables.
Notes
1 - Les Montagnes hallucinées, traduit par David Camus. Saint-Laurent
2 - Incidence rasante : le déplacement éventuel ne peut être observé que lorsque le disque solaire est dissimulé par la Lune et que les étoiles sont visibles dans le ciel, que leurs rayons soient ou non déviés. Ces conditions ont pu être réunies le 29 mai 1919 sur l’île de Principe.
3 - Intervalle de confiance ou IC : une fourchette de valeurs dans laquelle il y a 95% de certitude de trouver la valeur recherchée.
4 - Hitchens, Christopher et S.T. Joshi. Against Religion : The Atheist Writings of H.P Lovecraft. New York : Sporting Gentlemen, 2010.
5 - Géométrie non-euclidienne : En 1829, le mathématicien Lobatchevski imagine une nouvelle géométrie qui dénonce le 5ème postulat d’Euclide, d’où la naissance de la géométrie non-euclidienne, de l’espace courbe.
6 - Callaghan, Gavin. « A Reprehensible Habit : H.P. Lovecraft and the Munsey Magazines » dans Lovecraft and Influence : His Predecessors and Successors publié par Robert H. Waugh. Plymouth : The Scarecrow Press, 2013. p.73.
7 - Lovecraft, H.P. Selected Letters II (1925-1929) édité par August Derleth et Donald Wandrei. Sauk City, WI : Arkham House Publishers, Inc. ; 1968. p.150
8 - Procès Scopes ou procès du singe : procès ayant eu lieu en juillet 1925 qui opposa les fondamentalistes chrétiens et les libéraux. Un professeur de l’école publique, John Thomas Scopes s’est vu condamné par le jugement pour avoir enseigné la théorie de l’évolution à ses élèves.
Bibliographie
Sources primaires
Lovecraft, H.P. « L’Appel de Cthulhu » dans Les Montagnes hallucinées, traduit par David Camus. Saint-Laurent d’Oingt : Les Editions Mnémos, avril 2015.
Lovecraft, H.P. « Beyond the Wall of Sleep » dans The Complete Fiction of H.P. Lovecraft. New York : Race Point Publishing, 2014.
Lovecraft, H.P. « Dans l’abîme du temps » dans Les Montagnes hallucinées, traduit par David Camus. Saint-Laurent d’Oingt : Les Editions Mnémos, avril 2015.
Lovecraft, H.P. « Hypnos » dans Polaris et autres nouvelles, traduit par David Camus. Saint-Laurent d’Oingt : Les Editions Mnémos, 2012.
Lovecraft, H.P. Les Montagnes hallucinées, traduit par David Camus. Saint-Laurent d’Oingt : Les Editions Mnémos, avril 2015.
Lovecraft, H.P. « The Whisperer in Darkness » dans The Complete Fiction of H.P. Lovecraft. New York : Race Point Publishing, 2014.
Sources secondaires
Callaghan, Gavin. « A Reprehensible Habit : H.P. Lovecraft and the Munsey Magazines » dans Lovecraft and Influence : His Predecessors and Successors publié par Robert H. Waugh. Plymouth : The Scarecrow Press, 2013. p.73.
Lovecraft, H.P. « Collected Essays » dans Volume 3 : Science, édité par S.T. Joshi. New York : Hippocampus Press, 2005.
Lovecraft, H.P. Selected Letters II (1925-1929) édité par August Derleth et Donald Wandrei. Sauk City, WI : Arkham House Publishers, Inc. ; 1968. p.150
Hitchens, Christopher et S.T. Joshi. Against Religion : The Atheist Writings of H.P Lovecraft. New York : Sporting Gentlemen, 2010.
Sigles et abréviations utilisés
Les abréviations suivantes s’appliquent aux éditions citées dans la bibliographie.
AC : L’appel de Cthulhu
ADT : Dans l’abîme du temps
CCT : Celui qui chuchotait dans les ténèbres / The Whisperer in Darkness
Hyp : Hypnos
MH : Les Montagnes hallucinées
PMS : Par delà le mur du sommeil /Beyond the Wall of Sleep