Qu'est-ce qu'une histoire ?
La question semble stupide tant elle relève de l'évidence – tout le monde sait ce qu'est une histoire, mais elles semblent si dissemblables les unes des autres qu'on oublie qu'elles obéissent toutes à quelques principes simples et essentiels.
Des auteurs, et non des moindres, diront qu'une histoire a un début et une fin – on les applaudit bien fort. Allons plus loin : elle a même un milieu. C'est dans cet espace que l'auteur déploie une intrigue dont les développements, les articulations, suivent des principes qui ne diffèrent que peu, malgré l'infinie variété des sujets.
Une histoire expose une situation qu'un événement, positif ou négatif, vient perturber et raconte la façon dont cette perturbation est vécue ou réglée. L'élément perturbateur peut être léger, voire insignifiant, il n'en existe pas moins, faute de quoi, il n'y a pas d'intrigue possible. Même quand le lecteur a le sentiment de se trouver face à une abyssale évocation du vide, il est rebuté par un récit pour lui dénué d'intérêt, d'une évolution si lente qu'elle donne une idée de l'infini, mais qui progresse tout de même dans le temps. On ne peut pas raconter d'histoire où il ne se passe strictement rien.
S'il y a perturbation, cela suppose une rupture, temporellement matérialisée par un avant et un après. De façon générale, elle génère un désordre, assorti ou non de complications, qu'on tente de résoudre de façon à revenir à un ordre, lequel n'est pas forcément celui d'origine.
Au commencement, donc, il y a l'ordre. Et ce n'est pas parce que celui-ci est insignifiant qu'il ne mérite pas d'être présenté, bien au contraire. On peut bien sûr commencer le récit par une scène mouvementée plongeant immédiatement le lecteur dans l'action, comme un personnage traqué échappant à ses poursuivants, et délivrer plus tard les attendus de l'intrigue, à savoir qu'il est accusé de meurtre, mais celle-ci n'aura aucune épaisseur si on n'indique pas, à un moment ou un autre, son origine, c'est-à-dire les circonstances précises du meurtre, et tant qu'on y est, des renseignements sur le fugitif, ses activités, ses relations, son mode de vie, qu'on sache si on doit s'intéresser à son sort ou pas. Sans ces indications de base, on assisterait à une immersion impossible.
De même, il est dramatique pour le récit de développer une intrigue qui ne connaîtra pas de résolution, à l'image de ces séries abandonnées avant le chapitre final, faute d'audience, ou qui bifurque sur une nouvelle problématique en cours de route. Cela se produit plus fréquemment qu'on ne le pense et génère chez le lecteur un mécontentement qui fait également bifurquer son attention du récit vers l'auteur, pour lui réciter la table des matières.
Mais à l'intérieur du schéma : Ordre, Perturbation, Désordre, Solution(s), Retour à un ordre, l'auteur a toute latitude pour s'exprimer, promener son lecteur, jongler avec les éléments de l'intrigue. La seule règle à respecter est que s'il ouvre une intrigue secondaire ou parallèle, il doit la conclure. Le lecteur n'aime pas les parenthèses non refermées, ni les phrases sans point, il est comme ça, vous le changerez pas, il faut s'y faire. Vous pouvez, dans certains cas, les omettre volontairement, ces parenthèses et ces points, éviter sciemment de conclure, mais ce sera alors dans le but d'introduire un effet, ce qui devient alors une façon un peu différente de conclure.


Ce premier élément perturbateur en provoque éventuellement d'autres, et on passe par une succession d'événements qui vont faire évoluer la situation. Si celle-ci n'était pas encore suffisamment conflictuelle, elle va rapidement dégénérer jusqu'à déboucher sur un conflit ou une lutte pour changer la situation ou tout au moins la faire évoluer vers quelque chose de plus acceptable. En revanche, le drame est immédiatement posé dans La Guerre du feu : la perte des braises prive la tribu de la possibilité de se griller les poils à la nuit tombée et aussi de poursuivre les recherches concernant l'invention du tourne-broche.
3 – Le désordre est le développement attendu de l'intrigue, et permet d'identifier celle-ci si elle n'est pas apparue clairement au moment de l'événement déclencheur. Il pose un enjeu, définit un objectif. En ce qui concerne nos exemples hétéroclites, il s'agit de parvenir à se débarrasser de copains encombrants, de pensionnaires ectoplasmiques ou d'un prédateur qui bave trop fort, de ramener du feu ou d'obtenir de bonnes notes à l'école. Selon la longueur de l'histoire, des rebondissements plus ou moins nombreux, allant généralement vers une aggravation ou une complication de la situation, posent les enjeux du récit. On sait précisément de quoi il retourne.
De La Part des copains : un des malfrats s'attaque à la femme du héros, lequel tue son adversaire : voilà un rebondissement supplémentaire. Il faut à présent faire disparaître le corps tout en essayant d'éviter les tueurs lancés à ses trousses, et on se doute que la liste des contrariétés ne s'arrêtera pas là.
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Alien : Une larve extraterrestre s'acharne à démontrer la rumeur enfantine selon laquelle rouler une pelle suffit à faire un petit. Dans la longue liste des rebondissements à cette situation dramatique, on a une naissance prématurée, avec accouchement par des voies inédites, et ce sans anesthésie ; une croissance rapide suite à on ne sait quel aliment, qui conduit à se demander pourquoi le monstre s'acharne ensuite à lui préférer l'humain ; un androïde déguisé en gamin vomissant encore du lait qui se lance dans un épileptique caprice pour pouvoir garder la bête comme animal domestique ; une barbecue party dans un conduit de ventilation, etc.
La Guerre du feu pose une intrigue très sommaire, à savoir ramener du feu par tous les moyens, laquelle est assez lâche pour autoriser tous les développements. Nous ne sommes pas là dans le cas d'une intrigue fermée, limitée par le nombre d'adversaires (les copains) ou le lieu (l'hôtel, le vaisseau), mais dans celui de la quête. Dès lors qu'il y a déplacement s'offre une gamme de rebondissements, qui n'ont pas forcément de lien entre eux, du moins au premier abord – on y reviendra.

Ce qui est sûr, c'est qu'à ce stade, l'intrigue est désormais bien lancée sur ses rails : elle n'a plus qu'à progresser vers la conclusion.
4 – Les tentatives de résolution de la crise sont au cœur du récit : elles présentent l'éventail des moyens utilisés pour mettre fin au problème. Bien sûr, les premières tentatives échouent, ce serait trop facile sinon, le lecteur serait le premier à s'en indigner. À charge pour l'auteur de faire en sorte qu'elles ne soient pas vouées à l'échec de façon trop évidente ni prévisible : il n'y a pas que le héros qui passerait pour un imbécile. Ici aussi, les ratages successifs se révèlent au mieux inefficaces, voire aggravent la situation, ou encore provoquent une conséquence inattendue qui débouche sur un nouveau problème.
Limitons-nous au seul cas d'Aliein, à partir du moment où tous les éléments sont en place, c'est-à-dire quand la bête est dans le vaisseau :
Solution : Tentative d'enlèvement de la bestiole par voie chirurgicale. Echec.
Rebondissement : La bête a disparu et se planque ailleurs.
Solution : Elle meurt sous les yeux de Ripley. Succès (temporaire).
Rebondissement : La bête a pondu un œuf qui éclot dans le ventre de l'homme (aggravation).
Solution : Retrouver la bête avant qu'il ne soit trop tard. Echec.
Rebondissement : Le monstre est devenu énorme et tue.
Solution : Contenir le monstre dans un secteur verrouillé. Échec.

On remarquera aussi que l'intrigue respecte une hiérarchie dans la progression vers le dénouement, provoquant des déséquilibres croissants, jusqu'au point culminant où tout se joue, ceci afin de maintenir l'intérêt du lecteur à son intensité maximale, au bord de la crise nerveuse ou de la rupture d'anévrisme – on y reviendra quand vous serez calmés.
Les tentatives de résolution et les échecs sont alternés selon un principe d'action – réaction qui va conduire le récit vers sa conclusion. Toutes les histoires suivent ce schéma, et à l'intérieur d'elles, les épisodes et rebondissements secondaires fonctionnent sur le même modèle, – qu'est-ce que c'est fastoche, finalement !
À condition de ne pas inclure dans le récit des épisodes étrangers à l'histoire. Une fois l'intrigue posée, les événements relatés sont en rapport direct avec elle. C'est d'ailleurs une erreur commune aux séries Z de se laisser distraire par des scènes qui ne concernent pas directement le sujet, un peu comme si en pleine traque de l'Alien sur le Nostromo, un protagoniste décidait de réparer le grille-pain qui a gâché son petit-déjeuner, et que des passages entiers, espacés par des scènes sanglantes ailleurs sur le vaisseau, le montrait en train de démonter le micro-ondes pour récupérer les éléments qui lui font défaut. Ce serait parfaitement ridicule ! Tout le monde sait qu'il n'y a rien à récupérer dans un micro-ondes qui soit utile à un grille-pain.

Ces rebondissements appartiennent précisément à La Guerre du feu, dont on a dit qu'il s'agissait d'une histoire basée sur la quête. L'ordre des événements est hiérarchisé selon l'évolution des personnages ; ils servent de révélateurs de la psychologie de chacun et permettent de faire évoluer les relations entre eux. Harry Potter fonctionne en partie sur le même principe. Si donc une lutte donne à voir la lâcheté d'un guerrier, la fourberie d'un ennemi, ou est rendue plus périlleuse du fait d'une blessure précédemment récoltée, les événements ne sont plus déclinés suivant l'Index des Dangers à affronter dans un contexte donné, qu'il est donc inutile de chercher sur le Net, d'autant plus qu'une telle nomenclature est purement imaginaire. Parce qu'ils sont intimement mêlés au récit, ces épisodes ont un sens et donc leur importance. Les autres, malgré leur caractère épique, virez-les !
5 – Le retour à un ordre amène la conclusion de l'histoire : dans l'intervalle, les problèmes ont été réglés d'une manière ou d'une autre. Chez Matheson, le malfrat repenti élimine les tueurs, sauve sa femme, et retrouve sa tranquillité. C'est le retour à l'ordre originel, tel qu'il était présenté en introduction.
Rares sont cependant les récits qui se contentent d'une telle fin. Elle sous-entend en effet une permanence des choses, forcément illusoire, ainsi qu'une félicité ou un sentiment de perfection de la situation de départ qui nécessite d'y toujours revenir, parfois on se demande pourquoi. Elle laisse également entendre que, quelle que fut la gravité du désordre, celui-ci n'a eu qu'un impact limité sur le personnage qui se révèle, du coup, particulièrement imperméable sur le plan émotif.
On a généralement cette impression avec des séries basées sur un héros récurrent, le genre redresseur de torts dont la seule motivation dans la vie est de restaurer cet ordre malmené sans se poser de questions ; mais ce genre de récit ne fonctionne bien qu'avec les adolescents, arrêtez-moi si je profère une bêtise, c'est une évidence qui n'est pas plus à discuter que le nombre croissant d'adolescents attardés dans nos sociétés.
Dans La guerre du feu, l'ordre d'origine est également restauré, le feu est revenu au foyer, mais avec une série d'avantages appréciables : les guerriers ramènent également la technique qui permet de le fabriquer, ont considérablement enrichi leur connaissance du monde et Naoh, comme il se doit, est couvert d'honneurs, devient le chef et se tape la gonzesse qu'on lui a promise avant l'expédition (en ces temps reculés, on ne disait pas encore qu'ils se marièrent et eurent de nombreux enfants).
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Dans Shining et Alien, il n'y a pas de retour à l'ordre, quand bien même Danny, l'enfant-lumière du roman de Stephen King connaît à présent son don de voyance et que les fantômes du passés sont chassés : il a quand même fallu la mort du père et un fameux feu de joie pour parvenir à ce résultat. C'est encore pire pour Ripley, qui n'a éliminé le passager clandestin qu'après la mort de tous ses compagnons et la destruction d'un vaisseau spatial. Dans ces récits, il n'y a pas de retour à l'ordre, mais un nouvel équilibre est instauré. Dans les récits qui ne connaissent pas une fin heureuse, on assiste au retour à un nouvel ordre, qui n'est pas forcément désirable mais on ne fait pas toujours ce qu'on veut dans la vie, et qui arrachera, c'est selon, des larmes de tristesse (la mort du héros), des cris d'indignation (le triomphe des méchants) ou un sentiment de dégoût et de découragement (ce sont toujours les méchants qui gagnent !). Peu importe, d'ailleurs, l'émotion finale, du moment qu'elle correspond aux choix de l'auteur et ne soit pas, à son corps défendant, un gigantesque éclat de rire.
Toutes les histoires fonctionnent selon cette progression dramatique, même la narration à la première personne des questions existentielles d'un député à propos d'une loi contre les déjections canines urbaines. Si le récit paraît simple à résumer, il se peut que sa mise en œuvre se révèle problématique lorsqu'on dispose de nombreux éléments qui refusent de se ranger dans le bon ordre. Parfois, on a des idées en pagaille mais pas tous les détails de l'histoire, de sorte qu'on se sent moins riche en scènes épiques qu'empêtré face à un fatras. C'est là que des principes simples pour bâtir une intrigue peuvent se révéler utiles.
Et c'est sur cette frustration que se conclut ce chapitre, laquelle est aussi une leçon : les auteurs sont de grands pervers qui jouent avec les nerfs de leurs lecteurs… avec leur assentiment et pour leur plus grand plaisir, il va de soi.
Et c'est sur cette frustration que se conclut ce chapitre, laquelle est aussi une leçon : les auteurs sont de grands pervers qui jouent avec les nerfs de leurs lecteurs… avec leur assentiment et pour leur plus grand plaisir, il va de soi.
Claude Ecken