Le secret de NIMH
Dans le monde de Serat, on croise tous les types de bestioles : il y a des rats, des chats – dont un super groupe de zik – mais aussi des loups, des hyènes et des guépards. Pour éviter que tout ce petit monde s’entre-bouffe, une trêve a été établie et impose un régime alimentaire strict selon que vous apparteniez aux Herbis, au Carnis ou aux Omnis. Mais les temps sont agités, le pacte est fragile et des journalistes particulièrement charognards n'hésitent pas à mettre de l'huile sur le feu...
C'est dans ce contexte-là que le jeune Jenner De Nimh tente de faire le deuil de son frère Justin. Ce dernier a été assassiné et les médias se sont emparés de son meurtre pour en faire une affaire d’État. Notre héros opte alors pour la décision qui lui semble la plus sensée : embringuer quelques potes et partir venger son frère.
Animaux ou pas, on s'identifie totalement aux personnages. Le côté oral du texte permet de plonger de plain-pied dans le récit : Jenner, lorsqu'il raconte l'histoire, ne mâche pas ses mots et son vocabulaire sonne « vrai ». Lui et ses potes sont comme nous. Ils boivent, ils font la fête, ils glandent entre eux et ils n'hésitent pas à se fumer des petits joints quand le quotidien devient trop insupportable. C'est ça qui les rend diablement attachants. Lors d'une mémorable virée en voiture, ils passent leur temps à s'envoyer des vannes et à parler des filles. C'est drôle, juste et bon enfant... À ce moment-là, on en oublie presque qu'ils sont armés jusqu'aux dents et qu'ils s'apprêtent à faire un massacre. On ne leur en veut absolument pas car les scènes de baston sont jouissives. Dans Serat, on crève littéralement ses ennemis : le sang gicle, les cervelles et les globes oculaires explosent, pour notre plus grand plaisir.
Mais le récit n'est pas que pur divertissement. La société dans laquelle évoluent nos personnages ressemble étonnamment à la nôtre et on se prend son absurdité en pleine tronche. Les journalistes sur-médiatisent des événements pour contrôler les opinions et une avalanche de publicités pousse sans cesse à la consommation avec des jolies petites bêtes dénudées. Le constat est sombre et l'auteur sait le mettre en scène. Lorsque Jenner zappe, affalé dans son canapé, des bribes de déclarations politiques et d'extraits de télé-réalité débiles s'entremêlent pour souligner le côté outrancier des médias.
Très vite, on comprend que la force de Serat c'est le détournement. Vincent Palacio utilise les animaux pour critiquer notre société, et au fil du récit, il va utiliser la forme même du texte pour nous offrir un objet littéraire surprenant.
Les lettres, le son et l'image
Dans ce roman, le travail sur les mots est multiple et se fait à plusieurs niveaux. Une certaine poésie naît parfois d'événements durs, ou violents. Les moments où le fantôme de Justin vient visiter Jenner sont mélancoliques et certaines formules sonnent magnifiquement bien lorsqu'on les prononce à voix haute. Essayez avec celle-là : « Le papier des jaquettes est glacé comme un décès. »
L'auteur joue également avec la forme du texte. Sur certaines pages, des mots sont répétés, ou se baladent dans l'espace blanc, créant une sorte de flottement. De plus, avec Serat, la technique du « split-screen » n'est plus réservée à l'écran. La page se sépare parfois en deux, trois, voire quatre paragraphes pour nous permettre d'entendre plusieurs voix et d'écouter en même temps le morceau qui défile en fond sonore. Car la musique est omniprésente dans le roman. Elle anime les discussions, accompagne les excursions en caisse et fait revivre Justin dans l'esprit de son frère, lorsque ce dernier lui parlait du mystérieux groupe, Essuie-Glaces, qui aura une importance capitale dans l'histoire.
Après le son et le texte, il reste l'image. L'illustration de Jonathan Laval fait de Serat un superbe objet. La couverture rouge flashy accroche l’œil : Jenner pose, joint au bec, au milieu d'une spirale où l'on voit une guitare, un flingue et une grosse bagnole. Le ton est donné. À l'intérieur, des petits dessins remplacent parfois certains mots et l'aspect « comics » des trop peu nombreuses pleines pages se marie parfaitement avec le tout.
Triper en compagnie de Jenner et des autres vaut largement le coup. Il n'y a pas de grosse déception : le dernier bain de sang est jouissif et la fin est glaçante comme la fin d'une civilisation. On a quand même quelques regrets. On aurait aimé une ligne d'intrigue plus claire et peut-être moins de longueurs dans certains zappings et dialogues... L'écriture comme un « split-screen » est fun et bien trouvée mais lorsque le texte est découpé en quatre paragraphes côte à côte, il est difficile de ne pas perdre le fil. À l'écran, il est simple de « sauter » d'une partie de l'écran à une autre, pour picorer des éléments. À l'écrit, ce n'est pas vraiment possible... Mais n'est-ce pas l'effet qui compte le plus dans ces passages ?
Au final, Vincent Palacio a créé un univers solide et vivant, qui nous saute à la gueule et nous marque durablement. Tout va bien, alors ?