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Songes de Mevlido

Langue d'origine : Français
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 24/08/2007  -  livre
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Songes de Mevlido

Antoine Volodine s'est fait connaître dans le milieu de la science-fiction par ses quatre premiers romans, publiés chez Denoël, dans la défunte collection Présence du Futur : Biographie comparée de Jorian Murgrave, Un navire de nulle part, Rituel du mépris (Grand Prix de la science-fiction française 1987) et Des enfers fabuleux, et pour sa participation au groupe Limite. Edité par la suite en littérature générale – citons entre autres Nuit blanche en Balkhyrie chez Gallimard, Le port intérieur chez Minuit ou encore Dondog au Seuil -, son œuvre n’a pourtant pas subi d’inflexion majeure, puisque chaque livre a été l’approfondissement et la construction d’un unique univers : le post-exotisme. Par-delà l’ambition formelle patente et la variété des modes de construction narrative se dessine un imaginaire d’une cohérence et d’une puissance remarquables, qui entend prendre la mesure du chaos dans lequel l’histoire a sombré, et de l’échec de l’aspiration ancienne à la révolution mondiale au cours du vingtième siècle. En cela, la littérature la plus stylistiquement exigeante se veut, chez Volodine, le seul moyen de restituer une unique vérité : l’échec politique désastreux de l’utopie révolutionnaire. Force sera de constater qu’avec Songes de Mevlido, paru en août dernier, Volodine propose un roman où cette vérité de l’univers post-exotique se donne à lire avec une extraordinaire fluidité.
 
Envoyé dans le chaos
 
Mevlido est un policier d’une cinquantaine d’années dont la femme, Verena Becker, a été torturée et assassinée par des enfants-soldats dressés pour tuer. Envoyé en mission d’infiltration dans les milieux bolcheviques de « Poulailler Quatre », qui abrite des poules mutantes, Mevlido vit avec Maleeya Bayarlag, veuve devenue à moitié autiste qui prend Mevlido pour son mari Yasar. Autour de Mevlido gravitent des personnages fascinants : Sonia Wolguelane, la jeune terroriste seule capable de redonner espoir aux déçus de l’activisme révolutionnaire, Cornelia Orff la vieille militante bolchevique, Berberoïan, le supérieur de Mevlido, une psychiatre qui pourrait bien se métamorphoser en mudang –sorcière chamanique coréenne – et un corbeau femelle qui prétend avoir des informations et des ordres à transmettre à Mevlido émanant d’un autre monde.
Lorsque Sonia commet un attentat et que Mevlido, sans savoir pourquoi, décide de la couvrir, commence une étrange errance dans des mondes oniriques qui apprendront au lecteur que Mevlido n’est rien d’autre qu’un être envoyé  par les « Organes » du Parti recueillir des informations sur un monde que le Parti hésite encore à investir ou à abandonner. Mevlido oublié de ses supérieurs, sauf de Deeplane, qui tente de l’exfiltrer, subit alors l’abrutissement ultime de l’oubli, jusqu’à ne plus même savoir qui furent pour lui les êtres importants. C’est dans le voyage chamanique entre les mondes, entre les possibilités de sorties par la narration de destins mortels, que Mevlido flottera, jusqu’à trouver un ou plusieurs moyens de retrouver, par-delà la mort, la femme qu’il aimait.
 
« Les bas-fonds de la révolution manquée »
 
Il serait vain de chercher dans un tel roman la présence de schémas radicalement neufs par rapport à la littérature, et par rapport à l’ensemble de l’œuvre de Volodine. Il faut plutôt prendre la mesure du constat émis par Volodine : peut-être l’échec des révolutions a-t-il signifié la fin d’une histoire où l’espérance aurait pu apporter une structure, une attente, un rythme, du sens. A l’intérieur du monde, il n’y a plus que du chaos, des villes désolées, des êtres mutants (les animaux) et des hommes abrutis par la violence et par le martèlement de slogans écrits en majuscules qui ponctuent les Songes de Mevlido, invitant à commettre des attentats contre la Lune (ultime figure d’une transcendance en voie d’évanouissement définitif), à obéir aux ordres du Parti, etc. : « 
·         RÊVE MILLE ANS, RÊVE MILLE ANS SANS CROIRE QUE LE SONGE EXISTE !
·         RÔDE MILLE ANS, RÔDE SANS CROIRE QUE L’ESPACE EXISTE !
·         AIME MILLE ANS, AIME SANS CROIRE QUE L’AMOUR EXISTE ! »(pp.160)
 
 Dans ce présent figé et absurde, tout a déjà été joué, tous ont déjà trop souffert pour que surviennent à nouveau d’authentiques événements. Comme Maleeya, tous son abrutis par un passé qui les a consumés et rendus incapables d’aimer à nouveau :
« Il se sentait à bout de force. Ce soir, comme tous les soirs, les retrouvailles avec Maleeya Bayarlag avaient comporté quelque chose d’exténuant. Il éprouvait pour elle une grande affection, ils formaient un couple, il ne songeait pas à l’abandonner et il avait bien l’intention de l’aider à parcourir ses quotidiennes angoisses, sa folie, il avait une fois pour toutes pris la décision de la choyer et la protéger jusqu’à la mort, mais l’amour qui les liait était simplement animal et désespéré, comme entre deux survivants d’une catastrophe. Il ne l’aimait pas comme il avait aimé Verena Becker. »(pp. 39-40)
L’unique personnage capable d’apporter encore une quelconque fraîcheur est la jeune terroriste Sonia. Le sens ne peut plus surgir, comme le révèle ce personnage, que de la destruction la plus radicale :
« Comme nombre d’entre nous, Sonia Wolguelane errait dans les bas-fonds de la révolution manquée. Elle se livrait à des représailles sanglantes contre les vainqueurs et contre les milliardaires grandiloquents qui avaient pris le pouvoir après la guerre et qui, pour justifier leur politique de gangsters ou pour faire oublier les exterminations qu’ils avaient planifiées quelques décennies plus tôt, ou encore pour expliquer la détresse actuelle de presque tous, invoquaient tantôt une morale humaniste, tantôt les guenilles idéologiques des vaincus, dans lesquelles ils se drapaient sans états d’âme, tantôt la dérive des continents ou les bouleversements climatiques. De temps en temps, quand l’occasion se présentait, elle tuait un enfant-soldat, mais, en général, elle réservait ses munitions aux anciens génocideurs et chefs de guerre qui s’étaient reconvertis dans la gestion autarcique des richesses ou dans la mafia, ou dans un combiné des deux quand ils appartenaient aux cercles proches du pouvoir central. Elle tuait beaucoup. »(pp. 56-57)
 
Musique chamanique
 
Incontestablement, la première réussite du roman de Volodine, patente dès les premières dizaines de pages, réside dans la mise en scène de ces personnages pathétiques parce qu’amnésiques, rendus inconscients de leur propre malheur et de leur propre histoire. Tout au long du roman, Mevlido apparaît ainsi comme l’archétype de l’enfant oublié, sorte de Christ séculier oublié par son Père (le Parti), malmené par l’histoire, sans aucun espoir de s’en sortir, ni d’y trouver les ressources d’une quelconque consolation. Les trois voies narratives finales entre lesquelles se divisent les possibilités de survie et de mort de Mevlido laissent flotter jusqu’au bout l’incertitude, expérience récurrente de tout lecteur face au post-exotisme : réduit au statut de simple personnage d’un écrivain, Mingrelian – ce qui témoigne d’un goût subtil de Volodine pour les constructions complexes, et d’une volonté de réaffirmer la collusion de la littérature et de la réalité politique par le biais de l’univers post-exotique -,  Mevlido ne connaît aucune rédemption, mais traverse, amnésique, les mondes, jusqu’à aller habiter pour toujours l’image ou le rêve produits par Verena Becker, celle qu’il aimait.
 
C’est l’effacement du sens, jadis inscrit dans l’immanence de l’histoire, qui est alors donné à ressentir grâce à ces personnages bouleversants, anciens innocents devenus fous. Au service d’une telle sensation, et parlons là d’une deuxième réussite majeure pour ce roman, se trouve la fluidité, l’élégance d’un style immédiatement reconnaissable. Employant finalement peu d’artifices lexicaux, formels, typographiques, voire narratifs (l’ensemble du livre est linéaire, suivant la destinée d’un unique personnage : Mevlido, même si celui-ci traverse les mondes, les existences, ballotté par le destin et les volontés iniques du Parti), Antoine Volodine déploie des séries de descriptions ciselées, des portraits psychologiques fins, le tout en employant un ensemble de sonorités et de rythmes berceurs, doux, soyeux, suggérant tour à tour le sommeil de la conscience de ses personnages ou les battements sourds du tambour chamanique qui ponctuera la traversée vers un autre monde :
« Les murs et le sol frémissaient.
La chaudière grondait à l’étage inférieur.
Elle gronda ainsi jusqu’à ce que Mevlido s’assoupisse, et, même alors, la vibration se prolongea, la musique des flammes ne se tut pas, cette mélodie de destruction et de voyage qui de toute façon est en nous, depuis toujours, et qu’au moment du sommeil chacun confond tantôt avec sa propre existence, tantôt avec sa propre mort.
La musique des flammes ne se tut pas, écrivit plus tard Mingrelian dans son rapport, cette mélodie de destruction et de voyage, ce chant guttural, harmonieux, régulier, propre à faire comprendre et aimer l’inconnu et l’inconnaissance, cette clameur sombre qui de toute façon est en nous, repose en nous depuis toujours, et qui est comme chamaniquement issue d’une mer immobile, huileuse, lourde, invisitable, ensorceleuse, sourde, sans rivages, sans parfums, rayonnante, noire, sans architecture autre que l’infini, sans couleur et sans douceur, une mer originelle totalement noire qu’en fermant les yeux Mevlido imaginait rouge, orange, et qu’au moment du sommeil, alors qu’en lui s’évanouissaient toute conscience, toute intelligence, il voyait bel et bien amicale et orange, hospitalière, séductrice, et rouge, accueillante et orange. » (p. 223)
Au chaos répondra le rythme qui crée les mondes et y expédie les êtres par la magie chamanique, à la destruction terminale le jaillissement poétique primaire, venu d’au-delà ou d’en-deçà de la conscience, tel l’hymne magnifique formulé par Maleeya à la mémoire de Yasar (pp. 34-36). Et la construction rigoureuse du livre en sept parties de sept chapitres chacun, alternant harmonieusement des dialogues désespérés et/ou absurdes et des séquences d’action ou de description extrêmement musicales. Loin de recherches formelles trop explicitement affichées, et d’une volonté de théoriser la pratique d’écriture à même l’œuvre, Volodine apparaît ici au sommet de son art, ne sacrifiant rien aux travers de l’intellectualisme. La démultiplication des instances narratives – Mevlido étant mis en scène aux trois personnes, je, tu et on, par un ou plusieurs narrateurs, par un romancier imaginaire, Mingrelian, et sans doute par Volodine lui-même – trouve toujours sa justification hic et nunc dans le corps du texte, dans le feu de l’action ou lors du déploiement du monde post-exotique. Toujours poussé, contraint ou torturé par une force de destruction plus ancienne que soi, le personnage volodinien peut alors dire « je », se parler à lui-même, ou se laisser évoquer par la neutralité impersonnelle du « on » : toujours la focalisation nous révèle un essentiel délaissement, un désespoir sans issue, le sentiment d’être ballotté dans un espace et une époque qu’on n’a pas choisies.
 
Création et destruction
 
Poussons encore un peu l’analyse. Deux figures tutélaires et finalement aussi anonymes l’une que l’autre surplombent le récit et lui impriment toujours leur marque : la lune, et ce que Volodine appelle les « Organes », qui excède sans doute, sur le plan du sens, la simple référence aux organes du Parti unique en URSS (quoique le monde chaotique ici dépeint, marqué par l’anarchie et la ganqstérisation des élites puisse rappeler assez aisément la Russie actuelle). La lune est ici une hauteur qui s’efface : elle est à elle seule le signe visible de l’effondrement d’une histoire qui ne veut plus que sa propre entropie et refuse la moindre présence de divinité, sinon la simple séparation. Elle est la transcendance solitaire, séparée et matricielle qui perd peu à peu tous ses attributs, à tel point que les personnages révolutionnaires de jadis désirèrent la détruire tout en continuant à l’aimer comme une mère (pp. 273-274).
Ce sont les « Organes » qui la remplacent : capables de sortir de l’histoire pour mieux y imprimer leur marque, de faire renaître un personnage « d’un chaos l’autre », si l’on nous passe l’expression, et capables d’une compassion qui pourrait les motiver à sauver l’homme (on l’apprend à la fin : il se peut que cette rédemption n’advienne pas, tant les Organes sont déçus de la barbarie humaine et de sa dégénérescence). Pluralité impersonnelle, puissance d’entropisation du monde qui redistribue le destin selon son bon vouloir, les Organes sont dans le roman de Volodine le personnage qui symbolise la dernière possibilité de création : une création dans la destruction, ou une destruction créatrice. C’est là, peut-être, la boucle ultime que fait sur lui-même l’univers post-exotique, renaissant toujours des effondrements qu’il met en scène.
 
Volodine livre donc, dans ces Songes de Mevlido, une longue fiction poétique, incessamment hantée et nourrie par la perspective de la destruction et de l’oubli. Au lecteur qui aurait pu trouver déconcertants des volumes moins « accessibles » de l’univers post-exotique, nous conseillons donc de renouer avec celui-ci à l’occasion de ce roman. L’interprétation théorique, la quête de sens, n’y ayant jamais le dernier mot, la simple rencontre de pages désespérées d’une beauté lancinante suffira à prendre la mesure de la puissance du post-exotisme d’Antoine Volodine.
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