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Une fille comme les autres

Benoît Domis (Traducteur), Jack Ketchum ( Auteur)
Langue d'origine : Anglais UK
Aux éditions : Collection :
Date de parution : 31/12/2006  -  livre
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Une fille comme les autres

Bragelonne édite pour la première fois un livre qui n’appartient pas à la littérature de l’imaginaire (on mettra de côté les Graham Joyce qui jouent avec la définition du fantastique).

Avant de vous résumer The Girl Next Door (titre bien plus parlant en anglais), j’aimerais aborder la démarche de l’éditeur.

Dans le milieu de l’édition de l’imaginaire, un bon nombre de conversations tourne autour de son incursion dans la littérature générale, dite  blanche. L’inverse délie moins les langues. Effectivement, un éditeur spécialisé a pris le risque de publier de la générale, faisant pour la première fois tomber les frontières, sans doute au nom de la littérature. Pas seulement mais nous y viendrons un peu après.

Je ne peux pas m’empêcher de saluer cette initiative, ne serait-ce que pour cette raison. Qu’un éditeur défende un livre qui l’a bouleversé (peut-on parler de « livre qu’on aime » à propos de The Girl Next Door ?), c’est revenir aux sources de l’édition, au principe fondamental.

(Cela dit, si vous regardez bien, Bragelonne s’y est tenu jusque là, dans sa spécialité : un big commercial fantasy fait vivre d’autres livres, moins vendus, plus aventureux.)

Par ailleurs, à mon sens, il y a un profond souci de vouloir défendre un sujet et là, en l’occurrence, une cause, celle de l’enfance maltraitée.

Je ne mettrai pas en avant le parcours de l’éditeur ni son implication… pédagogique mais il faut bien souligner cette volonté manifeste, jusque dans le bandeau du livre, de s’impliquer, de faire réfléchir et de faire exploser le système – double système, celui de la littérature de l’imaginaire et d’une société encore percluse d’idées d’un autre temps.

Voilà le sujet : David est un garçon de douze ans qui vit les années 50 dans une petite ville des Etats-Unis. Hormis quelques jeux un rien pervers avec sa bande de copain, il reste un enfant sans histoires. Tout change lorsque Meg et sa petite sœur viennent vivre chez Ruth, la mère de son meilleur ami, Donny. Peu à peu, les punitions censées « éduquer » Meg deviennent des sévices auxquels participeront les enfants de Ruth, David, puis la majorité des enfants du quartier.

Un leurre très efficace

Il faut bien le dire, The Girl Next Door commence comme un de ces bons vieux Stephen King, dans les années 50, avec une bande de copains « ratés » au possible, écrasés par les adultes, et toujours à la limite de l’horreur quotidienne. C’est ce qui est troublant : ce livre commence comme un thriller tout à fait classique. Là, Ketchum nous a bien eus. Nous ronronnons déjà. Nous sommes en terrain connu et l’horreur ne nous atteindra donc pas. Il  utilise les règles de la littérature d’horreur pour faire passer son message. Excellente tactique. L’horreur n’est pas qu’une fiction. La preuve.

Cette narration connue est le premier piège dans lequel nous tombons. Sous forme de confession, le récit de David nous place tout de suite dans le contrat tacite du narrateur et du lecteur. Celui qui se confesse est tout de suite sympathique, attachant, humain. Le narrateur est très bien choisi. David est un gosse lambda. Il ne dit pas à ses parents que la voisine le laisse boire de la bière, parce que l’interdit est attractif et que, surtout, l’adulte complice est obligatoirement un allié… et pas quelqu’un qui manque profondément de bases et qui n’a pas compris son rôle. Il vit dans une société lambda : les adultes ferment les yeux, les gosses jouent. Les places ne sont pas définies comme elles devraient l’être face à l’horreur. David découvre ce qu’il a d’humain : la sexualité, les limites qu’il franchit, la lâcheté, le bonheur du lien.

Oui, humain. Tout dans ce roman parle de la nature humaine. Je n’ose pas écrire d’humanité et pourtant, il faudrait.

Arracher les ailes des mouches…

Le sadisme de l’enfance, l’ambiguïté de la sexualité naissante dans un milieu fait de misère et de violences quotidiennes « acceptables », passe justement les frontières des milieux. On savait les adultes capables de tout. La rumeur populaire insinue encore que tout se gâche à la puberté, que l’enfant pur devient inhumain, sans se rendre compte qu’elle reprend un discours castrateur, faux et mal digéré, façon resucée judéo-chrétienne. Le sadisme fait partie de l’enfance, comme le sentiment d’immortalité, la capacité à changer ou la lâcheté. Il fait également partie de la nature humaine, sans doute.

Le narrateur participera aux sévices infligés à Meg. Par ailleurs, il sera déjà, enfant, un être lâche à l’image de ses parents et des adultes de son entourage. La différence fondamentale entre cet enfant et un adulte est qu’il ne réalise pas vraiment, du moins au début, ce qui est le propre de l’enfance. Il lui faudra avoir quarante ans pour revenir sur ce terrible été. Pour réaliser également à quel point il est le fruit d’un milieu où l’enfant est inférieur à l’adulte.

Les petits jeux pervers de l’enfance deviennent des crimes insoutenables lorsqu’ils sont utilisés, orchestrés par un adulte, par quelqu’un de déséquilibré et de profondément puissant, par sa nature même d’adulte. Lorsque l’aval est donné, les sévices cautionnés et déguisés en « éducation », tout est permis…

S’il cache très peu de détails quasi insoutenables, Ketchum ne tombe jamais dans le voyeurisme. Le fait de prendre un témoin pour narrateur permet de rester dans la description – sauf pour les passages où la conscience de David rend insupportable le rapport des faits-. Par ailleurs, il y a du plaisir dans le voyeurisme, en général. Un adulte en accord avec son propre sadisme ne peut prendre de plaisir à cette lecture. J’aurais tendance à dire : aucun être humain ne peut prendre de plaisir à cette lecture.

Mais jusque là, je m’étais très peu posé la question du plaisir dans le sadisme, pensant être au fait de ses mécanismes.

Or, je l’affirme, on peut prendre du plaisir dans l’horreur (sinon, à quoi servirait les thrillers, d’un point de vue purement fictif, n’est ce pas ?), à moindre ou haut niveau. On peut également martyriser, manipuler, déshumaniser une victime.

On appelle parfois ça « la socialisation » et quelques scouts pervers, déguisés en éducateurs,  l’ont baptisé « l’apprentissage de la communauté ».

La différence de stades doit se situer dans les limites qu’on nous a enseignés, dans le meilleur des cas ou celles qui nous ont été attribués naturellement (inné ou acquis, vous me permettrez de ne pas aborder cette question…).

The Girl Next Door est l’expression d’un sadisme multiplié et multiple. D’une version tarée, extrême mais hélas réelle du sadisme.

C’est cette réflexion que pose Ketchum, à mon sens et sans doute également l’éditeur. Pour bien comprendre l’horreur, il faut la voir, la lire, l’éprouver, être au fait.

La maltraitance des enfants n’est pas un fait divers sur lequel on s’indigne devant sa télé. Il faut en voir les détails, en décortiquer les mécanismes, comprendre ce fonctionnement humain, ce dérèglement de l’adulte et parfois de l’enfant pour lutter contre elle.

Dans ce livre et plus exactement dans son utilisation, la volonté de briser le silence une fois de plus (et encore si rarement…) devrait être, toujours à mon sens, le premier angle de lecture. Ce livre a un but et j’ose dire une mission.

Analyser, comprendre, lutter.

S
ans implication, le combat est inutile.

J’ai lu beaucoup de choses à ce propos. J’en ai parlé avec des gens qui l’avaient lu. Ils étaient horrifiés, pour la plupart. Les yeux écarquillés, le souffle court. Vraiment horrifiés. Ils ont tous un point de vue différent mais sont d’accord là-dessus : ce livre est horrible, insoutenable, illisible une seconde fois. Il parle d’un fait réel.

J’ai eu les yeux écarquillés et l’ai lu d’une traite. Je ne pouvais pas rester avec ce poids sur la poitrine, il fallait que je sache.

Mais après coup, je n’ai pas été horrifiée. Je n’ai pourtant pas eu de recul non plus.

Je me suis posé des questions, des jours et des jours durant. Il y en a deux-trois qui m’obsèdent et qui sont pour moi le propos de ce livre. Dans une autre époque, un autre milieu, sans les bases intellectuelles et psychologiques que j’ai eues, aurais-je été un de ces gosses ? (Et oui, je sais, si on écoutait la plupart des gens nés après 1950, les nazis n’auraient certainement pas commis tant d’horreurs pendant plus de cinq ans, étant donné le nombre de résistants de principe qui se révèlent encore de nos jours).

Ou, pire, aurais-je été un de ces adultes aveugles avec consentement ?

Ou pire, suis-je un de ces adultes-là ?

Aucune idée mais la réflexion est là, bien ancrée et dépouillée peu à peu des sentiments et des certitudes qui l’étouffaient.

The Girl Next Door est une réflexion, un manifeste contre l’enfance maltraitée. Ce n’est pas simplement un roman. Instruire par la fiction est l’un des premiers buts de la littérature. Dénoncer deviendra le cheval de bataille d’une partie des auteurs du XXeme siècle. Nous sommes donc bien en littérature. Jack Ketchum a choisi l’angle du thriller (dans sa forme) pour faire passer son message. Sa maîtrise repose là-dessus. Il aurait pu écrire ou faire éditer un essai rébarbatif mais il a visiblement préféré utiliser le support qu’il connaît le mieux et celui qui peut atteindre le plus grand nombre, dans la lignée des auteurs du XVIIIeme.

Il faut donc lire ce roman et surtout le prêter, le conseiller, le transmettre, de préférence aux adultes liés au monde de l’enfance, aux profs, aux éducateurs, aux parents.

Pour ma part, il est hors de question que je l’ouvre de nouveau. Mais le déclic est là. Et sans nul doute, le dialogue est désormais ouvert, dans un milieu où on aborde assez peu des sujets aussi graves.

Ce roman est, pour ces raisons et potentiellement, la publication qui restera la plus importante de l’année 2007 dans notre bon vieux pays imaginaire.

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