Le Breakfast du champion
Scandaleusement introuvable, hors occase, depuis sa dernière et seule réédition en 1999, Le Breakfast du champion est une œuvre charnière dans la carrière de Kurt Vonnegut Jr. Comme il le dit lui-même en introduction, sous couvert toutefois d'un alter ego à la gonzo, il y "tire la chasse" sur un nombre conséquent d'idées reçues et sur plusieurs de ces créations récurrentes. Comme le légendaire auteur Kilgore Trout, qu'il se décide enfin, pour service rendu, à sortir de son anonymat quasi-total en dépit de ces 150 et quelques romans. C'est le tableau de cette aube d'une gloire nouvelle que nous allons maintenant contempler, ébaubis.
Substances chimiques nocives
Des œuvres de Trout, Dwayne Hoover n'a jamais entendu parler alors que débute notre histoire. Il est loin encore de s'imaginer l'importance qu'elles vont revêtir pour lui dans les pages à venir. Ni même de l'effet catalyseur qu'elles vont avoir sur les "substances chimiques nocives" qui s'apprêtent à submerger son cerveau déjà malade. Prospère concessionnaire Pontiac, investisseur avisé, éminent citoyen de Midland City, Dwayne Hoover n'a, il est vrai, guère le profil de l'écumeur de revues salaces portant à la vue de tous des photos de "castors bouches ouvertes", les seules à avoir jamais publié les œuvres de Kilgore Trout. Ce dernier quant à lui ne s'inquiète guère du sort indigne fait à son œuvre, et pour tout dire s'en accommode même fort bien. Il trouve dans le mépris du public un réconfort tout aussi paradoxal que salutaire. Aussi quelle n'est pas sa surprise lorsque lui parvient la généreuse invitation d'Elliot Rosewater, son fan. Riche excentrique il a décidé d'offrir à sa bonne ville de Midland City un centre culturel qu'il ambitionne de voir inaugurer sous le haut patronage d'un aréopage de personnalités de premier ordre, parmi lesquelles son idole : Kilgore Trout. Déterminé à montrer à tout ce qu'est un artiste incompris, celui-ci entame l'improbable périple qui, outre l'amener à rencontrer Dwayne Hoover, va le mettre en présence de son créateur, Vonnegut.
Instantané ubuesque d'un genre humain en perdition
Avec sa mise en forme par paragraphes pointés, ses illustrations hâtives signées de la main de l'auteur (dont celle, très parlante, d'un trou du cul) et ses constantes digressions Le Breakfast du champion est extrême dans sa forme, mais il l'est aussi dans le fond. D'une ironie et d'une causticité comme toujours dévastatrice, Vonnegut amène une fois encore la nature humaine dans sa ligne de mire. Son champ d'exploration favori reste évidemment les travers de ses concitoyens, qu'il a pu observer à loisir. Le culte de la consommation de masse, le racisme, la logique débilitante d'un système qui pousse à la folie furieuse, le sexe passent cette fois à la moulinette. Il ridiculise la soif de modèles de ses semblables, les rabaissant au rang de moutons se cherchant un berger. Usant d'une lecture en miroir il choisit aussi de se prémunir d'un éventuel rôle de gourou en se servant à lui-même une généreuse dose de sarcasmes ravageurs. Instantané ubuesque d'un genre humain en perdition, une fois encore le constat livré par Vonnegut est amer. Décidemment, l'homme n'est pas un animal fréquentable. Des flocons de désespoir soufflés baignant dans un bol de nihilisme, ça pourrait bien être la recette de ce Breakfast du champion qui ne laisse guère place à l'optimisme. En cela il fait l'effet d'un grand cri libérateur que Vonnegut s'offre pour son cinquantième anniversaire. Très mal reçu à sa sortie, il reste un livre étape qui comme toujours chez lui, tient plus du constat que du bréviaire. On s'y dépouille de ses illusions, et après… et bien advienne que pourra.