Une analyse plan par plan du prologue
des Femmes de Stepford (The Stepford Wives)
de Brian Forbes (1975)
En 1975, le cinéaste d’origine britannique Brian Forbes réalise Les Femmes de Stepford en adaptant un roman d’Ira Levin, un auteur dont les œuvres ont connu une certaine fortune cinématographique (Rosemary’s Baby, Ces garçons qui venaient du Brésil ou encore Sliver).
Une femme, son mari et ses deux enfants déménagent de New York pour Stepford, un village paisible où les femmes, toutes mariées, se présentent comme de parfaites ménagères, avant tout soucieuses de la propreté et de l’ordre de leur foyer, de cuisine et de repassage. Ce qui n’est pas pour ravir Joanna Eberhart (jouée par Katharine Ross), qui avait participé au mouvement féministe et à la lutte pour l’émancipation des femmes quelques années auparavant et qui va entreprendre, avec l’aide d’une amie elle aussi nouvellement installée, de secouer les consciences de la gent féminine de Stepford.
Afin de rendre compte de l’admirable travail effectué par Bryan Forbes sur ce film, et peut-être amener quelques briques pour permettre la réévaluation de ce cinéaste un peu oublié, nous proposons d’analyser en plan par plan son prologue.
Description de l’ouverture en plan par plan.
Plan 1 : ouverture au noir : le plan s’éclaire progressivement et révèle un dessin de style naïf et aux couleurs fades représentant deux jaguars entourés de branches et de feuillages, l’un de ¾ face en arrière-plan et l’autre de profil en avant-plan. Un dessin que le spectateur associe rapidement à un papier peint mural (plan 1a)

Plan 1a
Perturbant immédiatement le spectateur, toute la partie gauche du plan (les 3/4) bascule pour refléter durant plusieurs secondes le visage de Katharine Ross, silencieuse, le regard interrogateur glissant à deux reprises vers le bas, et la tête couverte d’un foulard de même couleur que les fauves de la tapisserie (1b).

Plan 1b
Après quelques instants, elle sort du champ par la droite, passant derrière la limite qui est au 3/4 du plan (1c), laissant apparaître en arrière-plan la figure d’un 3e jaguar, reposant sur une branche, avant que l’ombre de Katharine Ross ne recoupe le plan en passant de gauche à droite, cette sortie par la droite immédiatement suivie, dans le même plan, d’une entrée par la gauche provoquant ainsi une nouvelle perturbation pour le spectateur… et une nouvelle sortie du champ, ponctuée par le bruit d’une porte que l’on referme.

Plan 1c
Plan 2 : après le plan rapproché épaule en ouverture, Forbes enchaîne avec un plan de semi-ensemble : un appartement vide, tout en pan de murs carrelés et encadrement de porte. Perdue au centre de l’image, enserrée au milieu de cette composition, on distingue la petite silhouette de Katharine Ross, assise dans la lumière sur le rebord d’une fenêtre, dans une attitude à nouveau pensive (2a).

Plan 2a
Un petit chien de type ratier sort de la pièce où se trouve Joanna et disparaît du champ tandis que les bruits extérieurs de la ville de New York (signal sonore…) retentissent et que la caméra zoome lentement vers l’avant pour resserrer sur le personnage incarné par Katharine Ross, seule et perdue dans ses pensées, jusqu’à la cadrer en plan moyen en prenant soin de la laisser dans la partie gauche du cadre, excentrée, alors que le titre du film et l’auteur adapté apparaissent à l’écran (plan 2b).

Plan 2b
Après quelques secondes, Joanna se lève, dans un mouvement suivi par la caméra, puis sort du champ, disparaissant de nouveau derrière l’encadrement de la porte (2c), désertant le champ et laissant un espace vide.

Plan 2c
Plan 3 : extérieur jour. On se retrouve dans une rue new-yorkaise, devant l’immeuble qu’habitait Joanna, dans un plan de demi-ensemble. Celle-ci récupère ses enfants, apparemment confiés au portier ou au concierge de l’immeuble qui leur dit au revoir en les accompagnant à leur voiture. On saisit alors que la famille déménage et que les atermoiements de Joanna au sein de son appartement tiennent vraisemblablement à ce déménagement, hypothèse qui sera validée par la suite. La caméra zoome alors sur Joanna à l’intérieur de la voiture qui ferme les yeux alors qu’un klaxon retentit.

Plan 3
Plan 4 : en contrechamp, depuis l’intérieur de la voiture et le point de vue de Joanna (à la place du mort), on assiste à une scène curieuse. Dans un plan de semi-ensemble, un homme, rouquin au T-shirt blanc, transporte un mannequin plus grand que lui qui perd un de ses bras sur le trottoir.

Plan 4
Plan 5 : intéressée par cette péripétie, Joanna sort alors de la voiture et prend son appareil photo afin d’immortaliser le moment. On comprend alors - et cela sera aussi confirmé plus tard - qu’elle est photographe amateur, toujours sur le qui-vive et à l’affût de ce type d’instants. Son regard passionné sert alors à mettre en valeur la scène qui se joue de l’autre côté de la rue.

Plan 5
Plan 6 : Raccord regard. Plan légèrement resserré par rapport au 4. Le petit homme roux semble discuter un instant avec deux quidams, ramasse le bras et reprend son mannequin sous le bras.
Plan 7 : plan rapproché, de profil, sur l’un des enfants de Joanna, dont l’attention renforce encore la cocasserie et la bizarrerie de l’incident auquel la famille assiste depuis sa voiture.

Plan 7
Plan 8 : retour au plan 5, avec Joanna mitraillant la scène.
Plan 9 : contrechamp et à nouveau raccord regard sur le rouquin qui, cadré en plan moyen, traverse la rue, muni de son étrange bagage, un mannequin de femme au visage masqué de blanc, attirant le regard étonné des passants.

Plan 9

Plan 9
Plan 10 : retour au plan 5, avec Joanna assistant à la fin de cette péripétie.
Plan 11 : Walter, le mari de Joanna sort alors de l’immeuble, avec sous le bras, le petit ratier aperçu fugitivement au plan 2, l’amenant à la voiture où Joanna semble à nouveau dans une attitude pensive (11a) puis montant à la place du conducteur alors que le portier/concierge leur dit au revoir (11b).

Plan 11a

Plan 11b
Plan 12 : la caméra change d’axe pour raccorder à 90° et de profil sur l’avant de la voiture familiale. C’est l’occasion pour Walter d’adresser un reproche à Joanna, qui, toute à ses préoccupations personnelles et à ses doutes, a oublié le petit chien (qui s’échappait du cadre en plan 2) dans l’appartement. Toujours penché à l’avant, le petit garçon qui assistait à la scène de la rue (plan 7), en fait le compte-rendu à son père : « on a vu un homme qui transportait une femme nue » ; ce à qui Walter réplique : « C’est pour ça qu’on va à Stepford ».

Plan 12
Et la voiture familiale et la superbe musique de Michael Small de démarrer, lançant le générique et le trajet de New York à Stepford.
Passionnante, cette séquence d’ouverture délivre déjà tout le programme d’un film brillant et élégant, annonçant déjà, par les ressources de la mise en scène, l’éviction de la femme et l’artificialisation des êtres qui sera au cœur du long-métrage ; et reprenant l’actrice Katharine Ross, qui jouait quelques années plus tôt dans un autre film phare du cinéma de la programmation.
L’éviction de la femme.
Dès les premiers plans, Bryan Forbes pose certains des principaux enjeux de son film soit le débat sur l’opportunité de rester ou de partir, l’éviction de la femme et l’artificialisation des êtres.
Si les deux jaguars de la tapisserie que va masquer le visage de Katharine Ross reflètent évidemment le conflit intérieur qui a lieu en Joanna soit les deux forces qui la tiraillent (soit la nécessité de partir de New York (le jaguar en mouvement) et l’envie de rester (le jaguar allongé) (1a)) jusqu’à une réconciliation provisoire et ambiguë (soit un seul jaguar allongé qui peut autant signaler la résignation à une existence plus reposante à la campagne qu’une envie de rester (1c)), il est surtout intéressant de remarquer que le film commence sur une représentation picturale d’êtres vivants. La vie est déjà en représentation, dessinée ou croquée, comme le sera plus tard Joanna à Stepford, livrée au crayon d’un artiste connu. D’emblée, le spectateur se trouve illusionné, pris par un artifice perturbant (bascule au sein du plan, double sortie du champ) qui l’empêche de comprendre immédiatement qu’il a en réalité affaire à un reflet spéculaire, à un jeu de miroir. Tout est donc initialement présenté sous l’angle du reflet, du double et de l’artifice et c’est moins à Joanna qu’à son double spéculaire que le spectateur a affaire lors de cette première apparition.
De même, toujours dans ce premier plan et dans le suivant, le spectateur assiste à une double sortie de champ du personnage principal : à deux reprises, dans deux plans successifs, Katharine Ross s’éclipse du champ, disparaît du cadre, ne laissant à sa place qu’un espace vide, déserté (1c, 2c) sur lequel le cinéaste reste fixé un instant. Ces deux plans d’ouverture nous semblent l’illustration cinématographique de l’essence même du dystopique, en son sens le plus étymologique, le « dys-topique » désignant à proprement parler ce qui n’a pas sa place, et un genre qui s’emploie à exprimer la terreur contemporaine quant à l’éviction de l’homme et sa progressive disparition d’un milieu où il n’a désormais plus sa place. Dans le deuxième plan, Katharine Ross, avant de s’éclipser, est littéralement enfermée au sein d’un ensemble de cadres qui l’isolent et la réduisent à une silhouette perdue dans un décor trop large (plan de semi-ensemble) (2a), métaphore possible des structures oppressantes de la société phallocrate ou du piège qui l’attendent à Stepford. Dans cet univers cloisonné, au sein de cet espace compartimenté, la femme n’a plus qu’une place réduite, malcommode, décalée : en 2b, elle n’occupe déjà plus le centre d’un cadre dont elle ne va pas tarder à en être évincée.
À quoi cette éviction de la femme, donnée à voir dans les plans 1 et 2, va-t-elle laisser place ? C’est ce à quoi va tâcher de répondre, de façon très précise, la scène suivante : la mère et ses enfants assistent, par écrans interposés (le pare-brise, le viseur de l’appareil photo) à la scène étonnante d’un petit mâle transportant un grand mannequin féminin, que Joanna immortalise avec son appareil photo (plans 4 à 9). Au bras de l’homme, la poupée géante a désormais remplacé la femme et l’artificiel le vivant. De même, on notera que le corps du mannequin est nu et que seul le visage demeure masqué, écho possible d’un désir libidinal masculin et annonce certaine de l’aveuglement féminin face à ce qui se trame. Mais le plus étonnant reste la conclusion de la scène, avec cet enfant qui déclare « on a vu un homme qui transportait une femme nue » et Walter qui lui rétorque illico : « C’est pour ça qu’on va à Stepford ». Si la réplique du père peut être entendue à double sens (nous allons à Stepford pour fuir ce monde-là ou, au contraire, pour que cela s’accomplisse aussi dans notre famille), elle masque aussi ce que la remarque de l’enfant a de perturbant et de décisif, soit son incapacité à distinguer une femme en chair et en os d’un simple mannequin. Si même l’enfant ne parvient plus à effectuer cette distinction, n’est-il pas lui aussi déjà fin prêt à accepter l’existence proposée à Stepford…
Katharine Ross : lauréate des films de la programmation.
L’autre coup de génie de cette ouverture, et du casting du film, est bien évidemment l’actrice Katharine Ross. Dans l’imaginaire cinéphile, elle reste en effet associée à Elaine Robinson, la fille de la fameuse Mrs Robinson (jouée par Ann Bancroft) du Lauréat (The Graduate). Dans ce film de Mike Nichols datant de 1967, le personnage joué par Dustin Hoffmann tentait d’échapper à l’existence de plastique promise par sa famille et ses connaissances et allait même délivrer la fille dont il était amoureux - la jeune Katharine Ross, donc - d’un mariage arrangé et de cette vie entièrement programmée. Ce film, chronologiquement à mi-chemin entre le Body Snatchers de Siegel (1956) et celui de Kaufman (1978)1, constitue une pièce essentielle du cinéma de la programmation ou de la « podisation », cette veine de films dont Jean-Baptiste Thoret dans son ouvrage sur Le cinéma américain des années 70 (éd. Cahiers du cinéma) a montré qu’elle était l’une des deux voies principales du cinéma des seventies. Dans l’avant-dernier plan du film de Nichols, un voile de mélancolie s’abattait sur le visage des deux échappés, annonçant, après l’euphorie de la libération, la perspective d’un avenir plus sombre et peut-être l’impossibilité de se soustraire à ce programme. Nous nous plaisons d’ailleurs, en raccordant ensemble ces deux personnages joués par Katharine Ross, à imaginer la Joanna Eberhart de Stepford Wives comme le devenir de l’Elaine Robinson du Lauréat, et voir dans le film de Forbes une anticipation de l’avenir sombre et conformiste qui guettait le couple et le personnage dans le dernier plan du film de Nichols.
Il est d’ailleurs un plan (terrifiant) de Stepford Wives qui nous fait résolument penser au Lauréat. Celui où Joanna Eberhart, nouvellement arrivée à Stepford, porte ses deux enfants au car de ramassage scolaire. Lorsqu’ils montent dans le bus, les deux enfants un peu remuant se retrouvent face à leurs camarades stepfordiens qui, dans le contre-champ, leur opposent un silence glacé et glaçant (figure 1). Ici, rien ne bouge, tout est immobile. La vie vibrionnante et les cris que l’on associe généralement à la prime jeunesse ne sont pas de mise, ici. Les plus jeunes bambins sont donc déjà intégrés et programmés, copies conformes les uns des autres qui rappelle fortement ceux du Village des damnés, le film de Wolf Rilla (1960) dont John Carpenter fera un remake en 1995.

Figure 1 : le bus scolaire de Stepford
Mais plus que Le Village des damnés, ce plan sur cette rangée d’êtres immobiles nous évoque surtout deux plans du Lauréat. Dans le premier plan du film de Nichols, on voyait en effet le visage marmoréen de Dustin Hoffmann perdu au milieu d’une série d’individus eux aussi immobiles et calquant tous la même attitude, série de clones conformistes et dévitalisés (figure 2). Dans l’avant-dernier plan, on retrouvait Dustin Hoffmann, toujours lui, et Katharine Ross, fuyant les convives au mariage et la famille d’Elaine et assis au fond d’un bus les menant vers un avenir d’abord euphorique avant que l’inquiétude n’assombrisse leurs visages (figure 3). En reprenant en un plan le premier et l’avant-dernier plan du Lauréat, Bryan Forbes offre non seulement un clin d’œil mais aussi une synthèse ou un condensé du chef-d’œuvre de Mike Nichols, qui, avec Stepford Wives, partage décidément davantage qu’une actrice…

Figure 2 : 1er plan du Lauréat

Figure 3 : avant-dernier plan du Lauréat
Le travail d’analyse amorcé ici en plan par plan peut évidemment être poursuivi sur tout le film, tant celui-ci s’avère non seulement élégant mais particulièrement riche en idées et trouvailles cinématographiques. Comme nombreux chefs-d’œuvre des années 1970 (Carrie, La Colline a des yeux, Dawn of the Dead, Fog, Gone in 60 Seconds, The Getaway, Halloween, Invasion of the Body Snatchers, I Spit on Your Grave, Massacre à la tronçonneuse, Le Monstre est vivant (It’s alive), Night of the Living Dead, Rollerball, Sisters, Straw Dogs…), le film de Bryan Forbes sera l’objet dans les années 2000 d’un remake sans intérêt (et même plutôt énervant) signé Frank Oz, avec Nicole Kidman et Christopher Walken, sous le titre Et Dieu créa la femme... En tentant de recapter dans les pépites issues de cet âge d’or l’énergie et l’inventivité qui font cruellement défaut à la production contemporaine, la plupart de ces tentatives ne témoignent souvent que d’une immense incompréhension de l’œuvre originale et n’accouchent généralement que de pâles copies dévitalisées de leurs modèles. Sans nul doute, la programmation que l’on redoutait à cette époque s’est finalement imposée…
©Pierre-Gilles Pélissier.
1 Concernant ces films, il nous plaît d’envisager The Stepford Wives comme un remake féministe de Body Snatchers, soit une copie où ce sont les femmes qui sont « podisées ».