Kim Stanley Robinson est l'auteur de douze romans, dont plusieurs ont été récompensés par des prix prestigieux… On peut citer la Orange County Trilogy (qui se joue dans une Californie post-apocalyptique), SOS Antarctica (un éco thriller sur l'Antarctique), La Mémoire de la Lumière (un roman spéculatif sur les liens entre physique et musique dans un futur très éloigné) et son dernier roman, The Years of Rice and Salt (l'histoire d'une ligne temporelle alternative où l'Europe aurait été quasi rayée de la carte par la Peste Noire). Il a passé 17 années à effectuer le travail de recherche et d'écriture qui a mené à sa série de romans Mars (principalement trois gros volumes, couvrant des dizaines d'années depuis l'arrivée de la première mission de colonisation jusqu'à l'obtention d'une planète viable), et ce travail se retrouve dans le soin apporté aux détails, à la vraisemblance scientifique (ici bien servie par une traduction de qualité), mais également dans le réalisme et la profondeur de ses personnages. Mars la Rouge a reçu le prix Nebula en 93, Mars la Verte les prix Hugo et Locus l'année suivante, et Mars la Bleue le prix Locus en 96. Un recueil de nouvelles (Les Martiens), et un court roman, Les Menhirs de Glace complètent cette série.
Pour faire ce que nul homme n’avait fait auparavant
Décembre 2026. Un vaisseau spatial humain se dirige vers Mars avec à son bord cinquante hommes et cinquante femmes, chacun extrêmement qualifié dans son domaine, pour un voyage sans retour. Leur but : préparer des installations scientifiques et techniques, ainsi que des habitations, pour ceux qui les suivront. Mais tous ont leurs raisons propres d'avoir entrepris ce voyage, des raisons peut être incompatibles entre elles, voire avec les objectifs de la mission.
Quand la Terre vous rattrape
La première colonie martienne est installée et bien d'autres hommes sont venus la rejoindre. De gigantesques villes sous chapiteau fleurissent partout à la surface de la planète et les mines se multiplient pour collecter métaux et minerais qui se raréfient sur Terre. Mais d’autres s’en mêlent, multinationales comme gouvernements terriens. L'immigration augmente dans des proportions ingérables, et la destruction de l'environnement martien d'origine s'accélère, que ce soit par les forages miniers ou par les divers projets de terraformation. La réalité s'est bien éloignée de l'utopie dont rêvaient les Cent premiers colons. Et certains d'entre eux vont refuser de se laisser faire…
A la fois solide scientifiquement et crédible humainement
Kim Stanley Robinson est l'un des chefs de file de courant hard SF et cela se voit. Sa colonisation de Mars est la plus réaliste écrite à ce jour, mais il ne néglige pas pour autant l'aspect humain, et c'est à travers les yeux de certains des Cent que nous découvrons les aspects techniques (parfois) mais plus souvent les aspects relationnels et la géopolitique de cette colonisation. Et le premier livre démarre très fort, bien que l’on devine dés le début que cela finira mal, parce qu’on est dans un monde qui est presque le nôtre, parce que face à l'avidité des terriens qui débarquent ne peuvent pas vraiment s’opposer les Cent, divisés par des guerres intestines. Ce ne sera pas une description manichéenne, un combat de ceux qui sont pour l’environnement contre de méchants capitalistes. Les priorités égoïstes peuvent elles passer devant les projets communs ? Les Rouges ont-ils réellement raison de s’opposer à une terraformation qui pourrait soulager, même dans une faible mesure, une Terre au bord du gouffre ? On sent poindre un grand amour pour cette planète rouge à travers de nombreuses (et passablement lyriques) descriptions, en particulier dans Mars la Rouge, et on retrouve les préoccupations écologiques de SOS Antarctica.
La profondeur à travers le changement
Mais La Trilogie Martienne, c’est surtout le récit d’une évolution, sur le terrain et dans les personnages, qui est d’une ampleur sans équivalent dans le reste de la littérature de hard S.-F.. Il n’y a pas grand-chose de commun entre la quasi-utopie scientifique des débuts, et le monde que créent les nouveaux immigrants et les descendants des Cent. Après une phase d’exploration et d’espoirs fous, les personnages sont bien obligés de s’adapter et de prendre en compte d’autres gens, d’autres facteurs, voire de changer complètement. Mars passe du statut de frontière à conquérir (Mars la Rouge) à celui d’un monde jeune, ivre de liberté et de nouveauté (Mars la Verte). Beaucoup de ses habitants veulent expérimenter de nouvelles formes d'économie, de politique. Malgré ce changement radical, le style adopté par Kim Stanley Robinson (présenter les événements tels que vus par les yeux de certains des protagonistes principaux) continue à faire merveille dans cette phase pour rendre cet intense bouillonnement intellectuel, par son alternance d'action (jamais gratuite) et de réflexion sur ces nouvelles formes. Mais une troisième phase est à venir, dans Mars la Bleue, où réflexion et spéculations sont poussées plus loin encore sur des systèmes viables pour fournir une alternative aux anciens systèmes capitalistes. Il ne s'agit plus seulement de trouver des solutions pour un système neuf, où la page blanche permet toutes les audaces et le nombre limité de citoyens leur consultation, mais de trouver quelque chose fonctionnant sur notre bonne vieille Terre, surpeuplée, où le véritable pouvoir est détenu par les transnationales. Et c’est, dans le troisième volume, à la fois la force et la faiblesse du récit. Les idées, dans cette partie, sont intéressantes, et valent à elles seules la lecture. Mais la facilité avec laquelle elles sont appliquées demande une certaine bonne volonté de la part du lecteur. Heureusement, ce roman n'est pas bâti uniquement sur ces réflexions. Mars a perdu la place prépondérante qu'elle occupait dans le premier volume, et les héros de celui-ci sont des individus. On retrouve ce qu'il reste des Cent Premiers et de leurs descendants directs, que Kim Stanley Robinson a su faire évoluer à travers les décennies et l'histoire, leur permettant d'hésiter, de douter, de se battre pour leurs convictions, de renoncer... Bref d'être humains. Le focus final sur les Cent permet de boucler une boucle commencée dans les laboratoires psychologiques de l'agence spatiale, il y a bien longtemps, sur une autre planète.
Trois romans indissociables pour une œuvre phare de la hard S.-F., une lecture indispensable pour les amateurs de science et d'extrapolation politique, mais également pour tous les autres...