C'est grâce à Moins que zéro, son premier roman publié alors qu'il est encore étudiant à l'université de Camden, que Bret Easton Ellis accède à une encombrante célébrité. Encombrante pour un jeune Californien fraîchement débarqué sur cette Côte Est qu'il espère être un refuge suffisamment éloigné pour fuir un père promoteur immobilier, qu'il n'aime guère.
Nous en sommes en 1985, et il se retrouve absurdement propulsé chef de file d'une nouvelle génération d'auteurs, qu'on prendra vite l'habitude d'accoler à un grand "X" majuscule. La "génération X", qu'on emprunte pour l'occasion à l'univers des punks délattés qui, dix ans plus tôt, arpentaient le quartier du Bowery, à Manhattan. C'est la blank generation de Richard Hell et de ses Voïdoids. Mais en pleine ère Reagan, elle a singulièrement viré sa gourme. Ellis en sera le parangon. Figure de proue d'une bande d'écrivains et d'éditeurs que la presse new-yorkaise ne tarde pas à baptiser le Brat Pack (référence pas très fine au Rat Pack de Franck Sinatra), Bret Easton Ellis plonge avec délice dans ce star system d'un nouveau genre, et en adopte volontiers tous les codes. Codes qu'il cracke et debugge dans Les Lois de l'attraction, son deuxième roman et surtout dans American Psycho, qui va faire de lui un écrivain richissime et mondialement connu.
En racontant l'histoire de Patrick Bateman, superficiel yuppie de Wall Street qui, pour se donner l'impression d'exister cède à des pulsions meurtrières d'une violence malsaine et sadique, Ellis entend démontrer la vanité d'une époque toute entière consacrée au fric et au matérialisme. Travers pourtant dans lesquels lui-même ne manque pas de tomber. Il arbore ses costumes Armani dans les restos branchés et les boîtes à la mode. Il affiche sa belle petite gueule arrogante à la une des plus grands magazines. Du moins jusqu'à ce que l'excès de cocaïne ne vienne amollir ses traits et éteindre son regard. Jusqu'à ce que l'inspiration ne finisse par le fuir, et le public par prendre l'habitude de ne plus le suivre qu'à distance. Si l'on fait exception de Zombies, un recueil de nouvelles pour la plupart antérieures à son premier roman, Bret Easton Ellis ne donnera signe de vie que sept ans après la publication d'American Psycho, avec Glamorama.
On ne remettra pas en question l'accueil tiédasse que lui fît la critique.
Pour le reste...
Miroirs déformants
Car c'est un exercice insolite – qu'autorise seule l'autofiction – que d'utiliser les rappels biographiques de l'auteur, comme prémices de l'intrigue qu'il va développer par la suite.
Lunar Park est une autofiction. Évidemment, elle n'a rien à voir avec la pratique ridiculement nombriliste qu'une Christine Angot ou une Catherine Millet peuvent en faire. Plus matois, et surtout infiniment plus talentueux, Ellis en fait le riche terreau de la chronique détraquée d'une époque détraquée.
Si les cinquante premières pages du roman reprennent assez fidèlement sa biographie officielle, on commence à soupçonner la mutation fictionnelle avec la tournée promo du Glamorama, où le parrain des gen'Xers se décrit au bout du rouleau, usé par l'usage répété des drogues. Il convainc en vieux provocateur délabré en cours de ringardisation. L'empathie l'emporte, et on se réjouit de le voir repartir à zéro en épousant l'une de ses anciennes petites amies, l'actrice Jayne Dennis, à qui il avait fait un enfant à l'aube des années 90. Cure de désintox, découverte de la vie famille, de la paternité et des charmes convenus de la banlieue chic du New Jersey, c'est un Bret Easton Ellis en pleine reconstruction qu'on retrouve.
Touchant.
Sauf qu'une rapide recherche sur Google vous apprendra que Jayne Dennis n'existe pas, que Bret Easton Ellis n'a jamais été marié, ni eu d'enfant (légitimes ou illégitimes) et qu'il était étudiant à Bennington au moment où il écrivait Moins que Zéro, et non pas à Camden, faculté imaginaire que fréquentaient en revanche Sean et Patrick Bateman, respectivement héros des Lois de l'attraction et d'American Psycho.
Du coup, l'apparition de ce dernier au cours d'une fête d'Halloween donnée par le couple Ellis-Dennis, n'étonnera pas.
Les fantômes sont des psychotiques comme les autres
Ce n'est pas un hasard si c'est en répondant à l'œuvre à laquelle on l'a bien souvent réduit, que Bret Easton Ellis choisit de marquer son entrée dans le millénaire du virtuel et de commémorer à sa façon ses vingt ans de carrière.
En 1991, American Psycho sort, porté par l'énorme scandale qu'ont provoqué la crudité malsaine de certaines scènes et l'impunité jugée amorale dont Patrick Bateman jouit tout au long du roman. Pourtant, il est bel et bien un produit de son époque. Après dix ans de gouvernement républicain qui ont plongé la société américaine dans un néo-puritanisme étouffant, American Psycho n'est rien d'autre qu'un roman victorien, remis au goût du jour. Bateman lui-même est un héros victorien typique. Soucieux du conformisme, des codes, de l'étiquette et corseté jusqu'à l'asphyxie par une société de faux-semblant. Au point qu'il cède à ses pulsions les plus animales, pour simplement vérifier qu'il est toujours en vie. Ça n'est, ni plus ni moins que la chronique d'une époque aveuglée par le pouvoir de l'argent.
Et avec Lunar Park, Bret Easton Ellis continue de faire ce qu'il a toujours fait : nous parler de notre monde avec une lucidité cruelle. En 2005 c'est toujours un Bush qui occupe le bureau ovale, mais les huit années de l'administration Clinton ont changé la donne. Huit années à purger le pays de la brutalité politicienne des Républicains, mais aussi à endormir les Américains dans la tartufferie du "politiquement correct". L'Amérique de Lunar Park est un grand malade des nerfs, que l'on traite, comme les enfants qu'on croise au long des pages, à grand coup de calmants, et de médicaments anti-stress. C'est toute une société qui refuse de laisser la réalité s'interposer entre le réel qu'elle essaie d'apprivoiser et le rêve ouaté d'un monde idéal. Une société de dormeurs éveillés. D'hommes et de femmes qui ont préféré se mentir à eux-même.
Et Ellis ne fait pas exception. Il ment et se ment, quand il prétend maintenir ses addictions sous contrôle. Il triche, lorsqu'il tente de nous convaincre de la réalité de ce qui lui arrive. Tous ceux qui ont lu American Psycho ne peuvent le croire lorsqu'il nous affirme que Patrick Bateman n'a tué personne. Qu'il a simplement fantasmé ses meurtres. Pas plus, du coup, qu'on ne peut prêter foi à son témoignage, lorsqu'il décrit la lente dilution dans l'irréel de son quotidien banlieusard, avec son actrice de femme et son ado de fils.
Et d'ailleurs il ment encore quand il nous dit qu'il ne veut pas "avoir à clarifier ce qui est autobiographique et ce qui l'est moins" dans Lunar Park. Comme il ment quand il pare son roman des oripaux de l'autofiction. N'ouvre-t-il pas ce dernier opus ainsi :
"« Tu fais vraiment très bonne impression »
C'est la première phrase de Lunar Park, et dans sa briéveté et sa simplicité, elle était censée être un retour à la forme, un écho, de la première ligne de roman de mes débuts Moins que zéro"
Cette même phrase par laquelle débute ce deuxième chapitre qui fait suite au long préambule biographique dans lequel il met en scène l'image de lui-même.
Encore une fois, Bret Easton Ellis nous promène dans une société aveugle, mais cette fois parce qu'elle a choisi de se crever les yeux. Ellis ment, mais nous met en garde contre ce qui risque de nous arriver si nous continuons de laisser nos fantasmes opacifier la réalité. Si nous continuons de refuser d'ouvrir les yeux. Laissons le champ libre à nos démons, et ils investiront le réel. Or qui mieux qu'un rêveur professionnel peut nous montrer combien est ténue la frontière entre la chimère et le cauchemar.
Bret Easton Ellis se présente volontiers comme un moraliste. Un paradoxe qui ne fait pas peur à ce jouisseur angoissé. Car il a compris que de l'antagonisme naît la richesse d'une œuvre ou d'un propos. Il l'a compris, et le prouve une fois encore.